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Mort à Vignole

Publié le 01/04/1998 par Thierry Horguelin / Catégorie: Tournage

Sur le petit écran d'un moniteur défilent des images aux textures contrastées. Images granuleuses de vacances familiales à Venise: promenades sur la lagune, visite au cimetière flottant, portraits en médaillon de disparus anonymes figés dans l'éternité d'un monument funéraire. Images plus anciennes d'une enfance à Léopoldville, scènes pittoresques de l'Afrique coloniale, avec l'arrivée incongrue de Saint-Nicolas flanqué d'un invraisemblable Père Fouettard (un Blanc qui s'est passé la figure au cirage !). Chutes de films de fiction jamais employées, au noir et blanc velouté: essentiellement des visages de femmes incroyablement belles, figurantes d'un jour fixant timidement ou effrontément l'objectif. Où l'on retrouve le motif entre tous smoldersien (pardon!) du voyeur pris à son propre piège: nous croyons regarder les images, mais ce sont elles qui nous regardent.

Mort à Vignole

Vues cliniques d'une salle d'accouchement. Un bébé filmé in utero par monitoring, dont le crâne ressemble encore - déjà - à une petite tête de mort. Retour aux vacances vénitiennes: voici les enfants du cinéaste (huit et dix ans) plongés dans une sieste profonde comme le grand sommeil. Ces analogies laisseraient croire à une morbidité déplacée; c'est au contraire la douceur de ces images qui nous frappe.

Sujet

Ainsi se présente, dans le désordre, le matériau du dixième court métrage d'Olivier Smolders, que viendront compléter d'autres images encore à tourner, et dont il entreprendra le montage cet été. Matériau hétérogène, séduisant par sa disparate même, Smolders ayant pris plaisir en montant L'Amateur à mêler super-8 gonflé et 35 mm. En dépit de la provenance familiale de la plupart des futures images de Mort à Vignole, issues des home movies du cinéaste et de son père, d'albums de photos d'aïeuls qu'il n'a pas connus, le propos n'en sera qu'accessoirement autobiographique. Mort à Vignole (en référence ironique au film de Visconti *) aura pour thème la fragilité de l'existence, la fuite irrémédiable du temps et la perte des êtres aimés, "la vanité (et la grandeur) qu'il y a de vouloir y résister, le rôle que peuvent jouer les images - et plus particulièrement les images filmées - dans ce combat perdu d'avance et pourtant nécessaire" ; pour fil conducteur, Venise, en tant qu'archétype à la fois splendide et dérisoire d'une ville promise à l'engloutissement et saturée de représentations. Avec, en filigrane, l'idée que la surenchère d'images sur une ville ou une personne est une manière d'embaumement, qui veut conjurer une disparition programmée et y échoue irrémédiablement.

Smolders

Ce propos, Smolders s'est assez frotté au lieu commun (médaille à deux faces, à la fois truisme et vérité: lisez Cinéma parlant et 14 adages d'Erasme) pour n'en pas méconnaître à la fois la pertinence et la banalité. Quoi de plus poignant que l'émotion qui nous étreint à la vue d'images tremblées portant la trace de ceux qui ne sont plus? Mais aussi: quoi de plus insignifiant, esthétiquement parlant? L'enjeu de Mort à Vignole est précisément de dépasser le cas particulier d'une famille - ni plus ni moins intéressante qu'une autre - vers une méditation sur la mémoire affective, la communauté et le lien. Et, parallèlement, d'esquisser une archéologie des images familiales dont les supports ont évolué de génération en génération: naguère, le portrait peint, avant-hier la photographie, hier le super-8, aujourd'hui la vidéo, chacun d'entre eux engendrant un imaginaire, une esthétique, des pratiques et des rituels différents.
Aucun sentimentalisme n'est à redouter chez l'auteur d'Adoration qui n'ignore pas que le lien familial est aussi affaire de désir et d'interdit. "Le film familial sert par définition à la cohésion familiale et bannit ce qui touche trop directement à la sexualité et à la mort. On filme les mariages mais on n'ose pas les enterrements. Je pense au contraire opérer un raccourci pour introduire ce thème du désir en liaison avec ceux de la naissance et de la mort."
"On a volontiers répété que le cinéma filmait "la mort au travail ", conclut Smolders. C'est encore plus vrai de l'image super-8 granuleuse qui paraît ronger les visages à l'écran comme le ferait la vermine. Mais on peut aussi bien concevoir qu'il donne la vie par l'affirmation de la puissance de la mémoire. Cette approche frontale de la perte des êtres chers est alors une invitation à mieux défendre la vie."


* Vignole est une petite île de pêcheurs au large de Venise.

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