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Cinéma, cinéaste : Olivier Smolders, cinéaste et essayiste

Publié le 03/02/2011 par Antoine Lanckmans, Arnaud Crespeigne et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Il a publié 13 livres et réalisé 13 films (courts et longs métrages). Partagé entre la rigueur et le carnavalesque, entre la grâce et le mauvais goût, ses films travaillent notre mémoire. La trilogie, Mort à Vignole (film solitaire), Voyage autour de ma chambre (film immobile), Petite anatomie de l'image (film à l'eau de rose) sont des petits bijoux. 

Nous avons donc décidé de réaliser un petit film sur un grand cinéaste, en parcourant des endroits de Bruxelles qui lui sont familiers, de l'atelier de son frère Quentin Smolders, à Pêle-Mêle (la caverne d'Ali Baba des livres), en passant par le restaurant du MIM (Musée des instruments de musique), divers bus et rues zutistes chers à l'auteur-réalisateur.

Olivier Smolders : Quand on est élevé dans une famille où il y a des artistes, on est peut-être assez tôt, plus qu'ailleurs, sensibilisé à des démarches artistiques et à des envies de créer. J'aurais aimé être très doué en dessin, ou en peinture, ou en sculpture, ou en musique - j'aurais adoré faire de la musique - mais tout ça m'est resté assez inaccessible. Je me suis rabattu sur la photographie et le cinéma parce qu'il y avait une machine qui m'aidait à résoudre une inhabileté des mains.
En même temps, mon père est précisément celui qui m'a, très jeune, emmené voir des films qui étaient des films que je ne comprenais pas la plupart du temps parce que j'étais trop jeune pour les comprendre, mais qui m'ont fasciné et qui m'ont plongé dans une sorte de rêve éveillé que j'ai ensuite voulu reproduire lorsque j'ai commencé à en faire. D'ailleurs, probablement que si un certain nombre de films que j'ai faits sont eux-mêmes peu compréhensibles pour une partie du public, c'est tout simplement parce que j'ai recherché aussi cette espèce de stupéfaction devant le mystère qui m'a charmé lorsque j'étais adolescent.

 

Mon frère Quentin a partagé très tôt les mêmes passions que moi. L'origine de notre passion pour les insectes est très précise, elle vient d'un moine franciscain qui s'appelait le père Gédéon. Il était directeur du collège Saint-François où nous avons fait nos études secondaires. Il donnait un cours de sciences naturelles. Son cours consistait, pour l'essentiel, à faire une collection d'insectes. Cela nous a donné, je pense à beaucoup de ses élèves, en tout cas à Quentin et à moi, une passion pour la nature, pour l'observation de la vie, et notamment à travers ces insectes. Jusqu'à aujourd'hui, les insectes restent pour moi une très grande source d'inspiration, et aussi d'un point de vue esthétique parce que c'est un chatoiement de couleurs, de formes, de mouvements, d'attitudes. Il y a quelque chose de très beau et quelque chose de terrible qui permet presque l'observation directe des instincts primaires qui nous habitent nous aussi les êtres humains, bien que nous soyons appelés à les dominer. Ces instincts sont là dans leur formulation la plus saisissante. Je pense notamment à toutes les parades sexuelles des insectes, au mystère du cannibalisme, de la dévoration des insectes les uns par rapport aux autres y compris au sein d'une même espèce, de toute l'aventure du mimétisme qui va parfois jusqu'à un mimétisme délirant qui consiste à imiter une autre espèce animale ou une plante qui en réalité ne les protège pas du tout du prédateur, mais au contraire en fait une proie encore meilleure. Bref, à partir de l'observation de la vie, du comportement des insectes, il y a tout un jeu de métaphores qui se met en place, non seulement par rapport à nos vies à nous, mais aussi par rapport à d'autres préoccupations que j'ai, notamment autour du récit, de la manière de constituer un récit et de la manière de concevoir le monde en général.

 

Il y a quelques années, j'ai fait Mort à Vignole, un film sur le temps qui passe. Il était, en grande partie, constitué avec des images Super 8 notamment parce que quand on regarde des films de famille en Super 8, on a tout de suite ce rapport un peu particulier avec un temps passé, avec la nostalgie, avec la mort, avec les gens qu'on aime et qui sont partis.
Après ce film, j'ai vite eu l'envie d'en faire un autre qui lui ferait comme un pendant, comme un diptyque, sur la notion de l'espace. J'ai longtemps traîné ce projet dans mes tiroirs sans savoir exactement comment l'aborder, notamment parce que je ne voyais pas sur quel support travailler. Et puis, j'ai fait un jour le lien entre ce projet de film sur l'espace, et des piles de petites cassettes vidéos que j'avais chez moi, essentiellement constituées d'images que j'avais filmées au cours de voyages en famille. Je me suis rendu compte que, comme beaucoup de gens, on filme énormément, parce qu'on a un petit caméscope sous la main. Ce sont des images qu'on regarde finalement assez peu, qu'on fait rapidement, et que je trouvais personnellement assez embarrassantes. Je me suis dit : « Prends ton courage à deux mains, revois un peu comment tu as filmé les pays, les gens très loin de chez toi avec ce caméscope. » Aussitôt, il m'est apparu, d'une manière d’ailleurs tout à fait discutable, mais néanmoins ça m'est apparu comme une évidence, qu’autant l'argentique et le Super 8 étaient les supports qui convenaient pour parler du temps, autant la vidéo était ce qui convenait pour parler de l'espace. C'est un peu particulier pour moi, dans la mesure où je n'ai jamais travaillé en vidéo, quasi jamais, et j'ai une certaine crainte vis-à-vis de la vidéo et un certain attachement par rapport à l'image film. Je me suis dit que j'allais travailler ce deuxième volet sur l'espace, uniquement avec des images vidéos, et ça a donné Voyage autour de ma chambre.


Ce lien entre le temps et l’argentique, l’espace et la vidéo, me vient probablement aussi du fait qu’aujourd’hui la circulation des images à travers le monde entier fonctionne sur les images virtuelles, sur le digital, sur ce sentiment qu’en restant immobile dans sa chambre, devant sa télévision, devant son ordinateur, on peut être partout à la fois. C'est évidemment une illusion. Ce sont des films, contrairement à beaucoup d’autres films que j’ai faits, qui sont résolument tournés vers le public alors que la plupart des autres films que j’ai faits sont des films qui sont faits, d’après moi, contre le public. Cela ne veut pas dire qu’ils se passent du public, on a besoin de quelqu’un pour être contre quelqu’un, mais ils prennent le public à rebrousse-poil.

La bêtise, c’est un sujet dont il est très difficile de parler parce qu’aussitôt qu’on prend la parole à propos de la bêtise, on devient bête soi-même. Beaucoup d’écrivains se sont penchés sur cette difficulté, notamment autour de la question du lieu commun. Comme disent Bouvard et Pécuchet : « Comment savoir à partir de quel moment on est bête ? » Il est certain que la bêtise a un aspect amusant, mais quand on trouve la bêtise amusante, aussitôt ça veut dire qu’on se met soi-même en dehors, qu’on a un regard un peu condescendant sur la bêtise qui est toujours celle des autres. La réalité est beaucoup plus cruelle que ça, et c’est pourquoi on peut dire qu’elle est amusante. C’est vrai, il y a des dictionnaires, notamment Le dictionnaire de la bêtise de Jean-Claude Carrière, qui sont très drôles. C’est une espèce de catalogue d’énormités prononcées très sérieusement par des scientifiques, par des journalistes et par des philosophes. Mais, en même temps, beaucoup plus profondément, la bêtise a quelque chose de fascinant. Elle a quelque chose de fascinant parce qu’elle nous met face à nous-mêmes, elle nous renvoie à des raisonnements, à des réactions, à des sentiments qui viennent des autres, mais qui collent étrangement à des choses que nous sommes, et donc c’est en cela qu’elle me fascine moi-même. La bêtise me paraît non seulement faire partie de moi, mais à certains moments être désirable. Il y a une jouissance dans la bêtise. J’ai lu dernièrement une anecdote sur Valéry qui m’a beaucoup intéressé. Valéry est justement reconnu comme une espèce de panthéon de l’intelligence, de la distance, etc., bien qu’il ait été, dans la deuxième partie de sa vie, un stakhanoviste de la littérature. Il paraît qu’il adorait lire des romans policiers, et qu’il avait loué une petite chambre en ville, une petite chambre de bonne où il allait, en secret, lire des romans policiers parce que quand il lisait des romans policiers à la maison, sa femme lui disait : « Enfin, Paul, si tout le monde apprend que tu lis des romans policiers, etc. » Il y a là quelque chose de très juste : cette anecdote veut dire que, évidemment, le roman policier hyper codé, qui répète inlassablement les mêmes histoires, le roman policier qui est souvent très bête contient une vérité probablement aussi sur nous, sur le besoin d’histoires, sur l’être humain, peut-être plus que La Jeune Parque.

 

Nuit noire raconte un cycle, c’est vrai, c’est-à-dire l’histoire d’une mort et d’une résurrection. C’est une ligne narrative qui accompagne l’entièreté du film. Cela dit, pour moi, la structure porteuse est plutôt de l’ordre d’une prolifération. S’il y a de la reproduction dans Nuit noire, celle qui m’intéresse le plus, c’est presque une prolifération par scissiparité, c’est-à-dire par cellules qui se dédoublent elles-mêmes, qui se développent et qui, d’une manière plus ou moins anarchique, constituent peu à peu un vitrail avec des systèmes de réverbérations de motifs et de confusion entre, à la fois, des espèces, les sexes, les végétaux, les animaux avec les insectes, etc. Donc, s’il y a, en effet, un grand cycle de résurrection à travers la chrysalide, à travers l’idée de la momie, à travers tout ce qui peut se dessiner à l’arrière-plan comme mythologie de résurrection, il y a surtout, pour moi, une espèce de travail sourd qui contamine les images, qui contamine le récit, et qui procède davantage d’un bouillonnement vital irrépressible, à la fois des choses, des êtres et même des pensées et des sentiments. À l’arrivée, on ne sait pas trop quel est le sens de tout ça. C’est un film, pour moi, et je pense pour beaucoup de spectateurs aussi, où le sens résiste, et, pourtant, ça signifie tout le temps et dans tous les sens.

La chose qui m’ennuie le plus dans un projet de film, c’est de construire des personnages sur une psychologie... je ne m’y suis jamais résolu. Par contre, j’ai toujours été passionné à l’idée de filmer des personnes, de filmer des visages, de filmer des corps. Si l’on met de côté la psychologie, et si on ne peut pas se résoudre à faire des images ouvertement sensuelles, ou faisant appel à des émotions très repérables, on est forcé de prendre des détours. J’ai donc pris régulièrement des détours qui passent notamment par une mise en forme un peu rigoureuse, par une ritualisation, mais dont j’espère qu’à l’arrivée, ils parviennent à dire un peu ce qui ne peut pas se dire justement, c’est-à-dire l’appel des sens, l’émotion, le pouvoir de la séduction d’un regard ou d’un corps en même temps que l’effroi que suscite ce corps ou ce regard. Je pense que les émotions les plus fortes, pour être partagées, doivent être dites avec le plus de rigueur et de retenue possibles. À nouveau, j’essaie sans doute de reproduire ce qui, moi-même, m’a plu dans d’autres films. Il est des films très rigoureux, presque jansénistes, très intérieurs, qui sont porteurs d’une très grande force émotionnelle. À nouveau, je pense à Bresson, par exemple. C’est la retenue, c’est la discrétion, c’est presque une sorte de jansénisme qui est porteuse d’une fièvre très forte. Là par contre où je ne me reconnais pas du tout, c’est qu’en même temps, j’ai un goût prononcé pour le carnavalesque, pour le burlesque, pour la bêtise, pour le mauvais goût, et donc je suis tout le temps en train de danser d’un pied sur l’autre, entre l’envie du cinéma pur et dur, rigoureux, de la rétention et, en même temps, un cinéma de provocation, d’exhibition, de racolage.

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