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Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil à propos de Ils ne mouraient pas tous...

Publié le 01/02/2006 par Philippe Simon / Catégorie: Entrevue

Cinergie : Comment est née l’idée de faire un film sur la souffrance au travail ?
Sophie Bruneau : Un film naît toujours de circonstances particulières. Dans le cas de Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, notre dernier documentaire, l’idée du film s’est imposée après la lecture du livre de Christophe Dejours Souffrance en France. Ce livre fondateur part de la guerre économique pour montrer comment, avec l’avènement du néolibéralisme, le nombre de ses victimes a considérablement augmenté. Il met en évidence comment la peur et la menace de licenciement sont devenues des outils de management, et comment ces nouvelles formes de gestion du travail ont fait surgir de nouvelles souffrances individuelles. La souffrance au travail a toujours existé, ce n’est pas un phénomène nouveau. Par contre, ces nouvelles formes de management, fondées sur l’isolement et la peur, ont entraîné l’apparition de comportements ultra individualisés à tel point, que les travailleurs pris isolément sont incapables de voir ce qui se passe autour d’eux. La peur brise toute coopération et rend impossibles des formes collectives de résistance. Résultat : un degré de productivité rarement atteint, une taylorisation des activités à outrance et de plus en plus de gens malades. Pour nous, cette lecture fut un choc, et nous nous sommes demandés comment nous pouvions en rendre compte par le biais du cinéma. Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil à propos de Ils ne mouraient pas tous...Nous avons très vite compris que cette souffrance était quasi invisible sur les lieux du travail et que mettre une caméra dans les entreprises était carrément impossible.
Marc-Antoine Roudil : Il fallait trouver d’autres lieux où la souffrance au travail pouvait se manifester sans ambiguïté. En cours de recherche, nous avons rencontré Marie Pezé qui a créé, au centre hospitalier de Nanterre, une des premières consultations en France consacrée à la souffrance au travail et qui tient compte de l’évolution de techniques de management. 
S.B.: Trop souvent, l’approche thérapeutique ne voit, dans la souffrance au travail, qu’un rapport psychologique entre un bourreau et une victime, un harcèlement moral dans le cadre pervers de relations singulières. Ce n’est pas très intéressant du point de vue “critique sociale” et nous, nous voulions avoir une lecture faisant le lien entre organisation du travail, nouvelles techniques de gestion et nouvelles souffrances individuelles. Le travail de Marie Pezé fait ce lien, et c’est comme cela que nous nous sommes retrouvés à Nanterre. Grâce à elle, nous avons eu connaissance d’autres consultations du même type à Garche et à Créteil, des consultations spécialisées, à huis clos, à partir desquelles nous pouvions commencer à travailler.
M-A.R.
: Avoir les autorisations de tournage nous a pris plus d’un an et une fois ces problèmes réglés, le véritable enjeu du film nous est apparu : qu’allait t-il se passer lors de ces consultations ? Quelle parole allions nous voir surgir ? Nous avons opté pour un dispositif simple et récurrent, une ou deux positions de caméra fixe et une certaine distance de plan qui soit respectueuse de l’émotion des patients.
S.B. :
Nous voulions rester très sobre dans la mise en place pour que la parole de l’autre prenne toute son importance. En fait, nous avons voulu en faire le moins possible pour que précisément, cette parole soit possible.
M-A.R. : Un autre de nos soucis était de pouvoir filmer lors de premières consultations. Pour nous, c’était très important. La première fois, il y a quelque chose qui se passe qui est de l’ordre de la rencontre. Personne ne se connaît. Les thérapeutes se dévoilent et les patients se racontent de façon très linéaire, leur itinéraire professionnel devient comme le mini récit d’une vie.
S.B :
 Quand les gens reviennent pour une deuxième ou une troisième fois, il y a déjà beaucoup de choses qui sont connues et la magie de la première fois n’opère plus.
M-A.R.
: Finalement, nous avons pu filmer un certain nombre de premières consultations. Nous en avons sélectionné certaines et nous les avons montées en continu. Nous nous sommes alors rendus compte que quelque chose n’allait pas. Il manquait une mise en perspective, nous ne pouvions pas laisser le spectateur avec la seule violence de ces souffrances individuelles. Nous sommes aller voir Dejour en lui montrant les quatre situations que nous avions choisies et nous avons voulu connaître sa réaction. Il a été étonné de voir à l’écran ce qu’il avait mis pas mal de temps à théoriser, et c’est en discutant avec lui, que nous est venu l’idée de lui faire rencontrer les trois praticiens du film et de filmer leurs propos sur ce qui a changé et pourquoi nous en sommes là.
S.B.
: Régulièrement, ces praticiens se réunissent pour réfléchir ensemble à ce qui se passe. Cela leur permet de tenir, car on ne sort pas indemne de ces rencontres, et penser ensemble est une vraie nécessité. C’est cette nécessité que nous avons filmée pour prolonger la parole des patients, ni un discours d’expert, ni l’illustration d’une théorie, mais une réflexion en acte, l’élaboration d’une pensée commune qui, précisant les problèmes, commence à entrevoir des réponses.

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