Tourné en quelques semaines avec ses fidèles compagnons l'été dernier dans les forêts wallones, Eldorado, le second long métrage de Bouli Lanners, était à la Quinzaine des Réalisateurs il y a quelques semaines. Salué chaleureusement sur la Croisette, il sort en ce début de mois de juin sur les écrans de Bruxelles et de Wallonnie. Un beau bouche à oreille qui lui aura servi puisque le film sera finalement visible dans 9 cinémas plutôt que 5. Alors qu'il s'apprêtait à descendre sur la Croisette - et nous le taisait, le cachottier! - , Bouli Lanners s'est prêté à l'entretien filmé, fidèle à lui-même, avec beaucoup d'honnêteté et d'humilité, nous confier ses craintes, ses désirs et ses appréhensions sur ce second long métrage, et particulièrement la difficulté d'être pour la première fois, devant et derrière la caméra.
Bouli Lanners, Eldorado
Cinergie : Comment définirais-tu Eldorado ?
Bouli Lanners : C’est un vrai road movie, un voyage en voiture, d’un point jusqu’à un autre. C’est même un buddy movie puisque c’est le trajet de deux personnages très différents. Le film raconte leur relation, sans que des éléments extérieurs ne viennent les expliquer, nous partageons cette chronologie. Il va leur arriver des choses qui vont déclencher en eux des changements. L’histoire est très ténue, c’est une espèce d’épure. On a enlevé tout le gras pour ne garder que le minimum, juste des sentiments, beaucoup de non-dits et peu de dialogues. Et de nombreuses scènes drôles… j’espère (rires) !
C. : Pourquoi ce titre ?
B.L : Parce que je voulais faire un film doré, gorgé de chaleur, lumineux et solaire. Et parce que cela m’évoque aussi cette imagerie du road movie, du Sud, de la recherche d’un paradis perdu, la quête… Le monde dans lequel a priori on vit n’est pas du tout un Eldorado…
C. : Est-ce aussi l’évocation du road movie américain, Wim Wenders, Jim Jarmusch ?
B.L : Je ne fais pas un cinéma référentiel. Je ne suis pas un grand cinéphile. J’aime des univers et évidemment, on se nourrit de ce qu’on aime, ces cinéastes sont intégrés dans mon regard. Mais ce n’est pas quelque chose de sciemment référentiel. Je me suis nourri du cinéma qui m’a ému, qui m’a bouleversé quand j’étais adolescent, par sa narration, son rythme, ses cadres, son thème de l’errance. Ce sont des choses que j’ai intégrées, tout comme en peinture j’ai intégré les paysagistes anglais. Nous ne sommes jamais qu’un filtre. Mais quand je fais un film, je ne veux pas réfléchir à cela, je réalise mon film.
C. : Comment ton activité de peintre se retrouve dans ton cinéma ?
B.L.: Je n’ai pas le temps de peindre, le cinéma me prend tout. Je n’arrive pas à concilier les deux et pour le moment, si la peinture me manque, je m’épanouis dans le cinéma. Alors je crois que je peins par caméra interposée. Certains plans sont presque des tableaux. La peinture est présente quand je cadre, que je fais mes repérages, que je prends mon viseur, que je découvre les décors. Chaque fois que je fais un cadre et qu’il est beau, c’est un tableau que j’aurais voulu faire. La peinture est toujours là, même si je ne la pratique pas. Ici, j’ai trouvé des décors dans lesquels je voulais absolument tourner. Même si en termes de production, ce n’était pas ce qui était le plus facile, au niveau du montage financier, etc. Mais je voulais que ce soit beau. La beauté de l’image et de l’émotion, c'est pour moi primordial. Je suis très content de la qualité des images, je trouve le film formellement très beau, l’image de Jean-Paul est magnifique. Je voulais de la lumière, de l’espace, des forêts, de la route, quelque chose qui ne ressemble pas à la Wallonie mais au Montana, cette imagerie à la Wenders. Je voulais ça, je l’ai, j’en suis vraiment content. Parfois, on se demande où ça a été tourné. Et ça a été tourné à 100 kilomètres de Bruxelles !
C. : En quoi as-tu tourné Eldorado ?
B.L : SUPER 35 SCOPE !!!! Le truc dont tout le monde rêve ! Un peu comme quand tu es gamin et tu dis que tu veux être cosmonaute ! Et tout le monde dit « Oui, oui, bien sûr » et tu deviens vraiment cosmonaute ! Et bien, moi, un jour, je me suis dit « Tiens, je ferais bien un film en Super 35 » et j’en ai fait un ! En scope ! C’est ce qui magnifie vraiment l’image ici.
C. : Le scope a-t-il été une difficulté ? En termes d’axes de caméra ou de cadrages ?
B.L : Ultranova était déjà en Scope. Il m’est beaucoup plus difficile de découper un film dans un autre format. Le scope est pour moi un format très naturel. Je ne me vois pas faire un film dans un format plus réduit. J’ai besoin d’air. C’est mon œil. Je fais de la photo, je suis toujours en grand angle, j’aime les focales courtes. Je n’ai pas de réflexions là-dessus...
Tu m’inquiètes, d’ailleurs ! Je me dis tout à coup que j’aurais peut-être dû m’interroger (rires !) Non, je ne me pose pas de questions. J’adore le cadre et Jean-Paul à chaque fois le magnifie. Je n’envisage vraiment plus d’autres formats.
C. : Et quel choix as-tu pour la musique de ton film, qui joue un rôle majeur dans tes films ?
B.L : J’ai fait un petit CD d’une trentaine de morceaux qui accompagnait l’écriture. Je l’ai donné ensuite à tout le monde pour que chacun sente dans quelle atmosphère le film se situait. Ensuite, on m’a présenté Renaud Mayeur, qui est le chanteur des Anges, qui a des riffs de guitare qui correspondaient exactement à ce que j’avais en tête. Anne Pierlé m’a composé un single qui est un morceau pétrifiant de beauté ! Superbe ! Stefan Liberski m’a fait un petit morceau de guitare. Et j’ai racheté trois morceaux que je voulais. Et tout ça donne une superbe bande-son.
C. : Comment s’est passé cette nouvelle expérience de jouer et de diriger en même temps ?
B.L : J’avais besoin de me sentir à l’aise sur le plateau vu que j’interprète l’un des deux rôles principaux et que j’avais très peur d’être à la fois devant et derrière la caméra. Je me suis entouré d’une équipe en or, extrêmement efficace, qui adhérait totalement au projet et au tournage. Je me sentais très à l’aise avec eux et j’ai donc pu papillonner d’un poste à l’autre sans m’inquiéter, avec une équipe qui me suivait même dans mes doutes. C’était un plateau très jouissif - Ce qui peut être dangereux parce qu’on prend tant de plaisir sur le plateau qu’on peut en oublier le film…mais je crois qu’ici, cela s’est bien équilibré. Comme je redoutais ce moment, j’avais très bien préparé le tournage, en scindant les choses en deux. J’avais donc une équipe, mon assistant, mon chef opérateur, qui étaient là pour la mise en scène. Et puis, j’avais Elise (Ancion), mon épouse et Fabrice (Adde), l’autre comédien principal. J’étais très proche de Fabrice en tant que comédien et en tant que metteur en scène. Et c’est Elise qui me faisait des retours sur les jeux, les autres ne s’en mêlaient pas. Comme j’ai écrit le scénario, qu’il est très proche de choses que j’ai pu vivre, que le personnage que j’incarne est très proche de qui je suis, qu’il n’y avait pas de maquillage, qu’on portait les mêmes costumes tous les jours, je suis un peu resté mon personnage du matin au soir, pendant huit semaines, même derrière la caméra, même aux réunions. Je n’avais pas le sentiment de passer d’un poste à l’autre. C’était mon film, c’était un tout. Il n’y a pas eu de césure. Tout cela s’est mis très naturellement en place. Tout ce que j’appréhendais au départ n’a pas eu lieu. Par contre, c’était très fatigant parce que j’étais tout le temps en réflexion, tout le temps sollicité, toujours à courir ici, regarder le cadre, voir les rushs, me mettre en situation… Il n’y avait pas de moment de répits. Mais à part cela, tout s’est fait très naturellement. Il a fallu un jour ou deux pour briser la glace puis s’est parti tout seul.
C. : T’es-tu permis de changer beaucoup de choses au tournage comme sur Ultranova ?
B.L.: Non, je ne peux pas me permettre cela parce que je ne suis pas que metteur en scène. Et je n’aime pas l’improvisation. On a découpé tout le film et on l’a répété. On a joué tout le film, on a réécrit des dialogues pour les avoir bien en bouche, et ce bien avant le tournage. Nous répétions aussi le matin, et l’après-midi et nous refaisions le découpage. On arrivait sur le plateau : le décor et le découpage étaient connus, le texte aussi, il avait déjà été joué et recorrigé. Et à partir de là, on pouvait tout changer. Si on sentait que ce n’était pas bon, on pouvait passer à autre chose sans chercher pendant des heures puisqu’on avait déjà tellement tout fait.
Au début, on s’est beaucoup appliqué parce qu’on travaillait avec beaucoup de machineries sur les voitures. Mais une fois qu’on a vu dans quoi le film s’engageait, des tas de choses se sont retrouvées naturellement en dehors de l’histoire, qui s’est resserrée sur les deux personnages. Et puis, il y avait des choses écrites, mais on était dans des décors tellement magnifiques ! On avait une scène prévue dans une piscine et il y avait la Semois, magnifique à deux pas. Ou une petite station-service qui était superbe et qu’on voulait intégrer. C’est un film qui est censé se passer sur deux jours et en Belgique, pour avoir la météo raccord, c’est assez compliqué. Donc, il a fallu jongler un peu. La liberté était là, dans ces changements. Et comme tout avait été bien préparé, on avait toujours une base de référence sur laquelle se repositionner si quelque chose n’allait pas. J’aime bien préparer les choses parce qu’une journée de tournage ça coûte cher, qu’on n’a pas des tas de semaines, qu’il faut être précis tout en se donnant un maximum de liberté. Et puis cela me rassure. Je ne savais non plus comment allait se passer cette double casquette de réalisateur-comédien et il fallait que j’assure mes arrières.
C. : Jouer et se voir jouer, de surcroît, est-ce une autre difficulté ?
B.L : Ah ! C’est une grande leçon d’humilité ! Je n’ai pas un truc où je suis toujours beau à l’image tout le temps ! Faut du recul, faut du recul (rires) ! Au début, c’est dur. Déjà au tournage, voir les rushs m’était difficile. Je ne voulais pas trop me voir parce que si je me trouve nul, c’est dur de retourner ensuite jouer. Mais j’étais coaché, j’avais des retours. Il y a eu une scène que je n’aimais pas. J’avais déjà essayé de l’ôter. Pour moi, il était évident qu’il fallait que je l’enlève. Et tous les autres m’ont dit non. Et en fait, je ne m’aimais pas dans cette scène-là depuis des mois. Je suis resté calé sur une scène parce que je ne m’aimais pas, je ne m’aimais pas dans le jeu, je trouvais que je jouais mal. C’est dangereux. J’ai failli foutre quelque chose en l’air à cause de ça. Dans la structure narrative du film, cette scène est incontournable, sans elle, le film ne démarrait pas et tout un truc passait à la trappe. Le danger est là, de ne pas s’aimer.