Le tandem Luc Jabon/Marian Handwerker s’est reformé. Après Le Voyage d’Hiver, Auschwitz, Marie et Pure fiction, voici Avec le temps, un film de 90' pour la télévision, coproduit par la RTBF, Pampa Production, To Do Today et France 2. Le film est l'adaptation d'un livre de Marc Uyttendaele Un lendemain matin.
Luc Jabon et Marian Handwerker : Avec le temps...
Cinergie : Pourriez-vous nous parler de cette coproduction entre la France et la Belgique?
Luc Jabon : Au départ, cette adaptation était une intention de la RTBF. Pour moi, en tant que scénariste, et pour Marian Handwerker, comme réalisateur, cela relevait d'une forme de commande. La RTBF a estimé que le livre de Marc Uyttendaele méritait une adaptation télévisée. Dans un deuxième temps, France 2 a été contacté, puisqu'on sait qu' il est impossible de monter ce genre de téléfilm avec les fonds propres de la RTBF. Puis, la Commission du film nous a aidés. L'intention était que ce film soit majoritairement belge : l'écrivain, le scénariste, le réalisateur, la production, les techniciens et les comédiens principaux proviennent de notre communauté, alors que le film est majoritairement financé par la France !
C. : Par rapport au livre, qu'est-ce qui t'a intéressé, qu'est-ce que tu percevais d'adaptable ? Comment t'es-tu accommodé avec le support livre?
L.J. : Au départ, pour moi, le livre était inadaptable parce qu'il relève plutôt d'une chronique et surtout du développement des états d'âme du personnage principal. Ce n'était pas du tout évident de se lancer dans une adaptation télé, surtout avec les contraintes du prime time.
Certains auraient souligné dans l'ouvrage tout ce qui pourrait avoir un intérêt visuel et représenter des scènes d'un film.Je n'ai pas du tout pris ce parti-là, je suis allé chercher un noyau dur qui m'intéressait : la relation d'un avocat avec un homme politique dont il ne partage absolument pas les convictions et qu'il est amené à défendre et en même temps, celle qu'il entretient avec une jeune femme. Je trouvais que ces deux événements, qui n'avaient apparemment rien à voir l'un avec l'autre, pouvaient être le cœur d'un film à faire.Autour de ce noyau dur, qui prend 20 pages sur 285, il fallait tout refaire, il fallait tout imaginer. Quand j'ai rencontré Marc, j'ai été très franc avec lui, et je lui ai dit ce que je dis ici. Il ne s'est pas du tout braqué, au contraire, il a tout de suite compris que c'était comme cela qu'il fallait opérer. Il a accompagné le processus de l'adaptation qu'on appelle libre. Et au bout du compte, on retrouve l'esprit du livre, sa chair.
C. : On pourrait dire que la trahison a été une fidélité?
L.J. : C'est un peu la tarte à la crème du problème de l'adaptation! Faut-il être fidèle, pas fidèle, trahir, pas trahir... Moi je pense qu'une adaptation est toujours, ce que j'appelle un « déplacement ». J'ai déménagé dernièrement, j'ai emporté tous mes livres : ils sont toujours là mais ils ont été déplacés, ils sont ailleurs ! L'adaptation c'est un peu cela. Un sujet qu'on déplace, un saut dans un autre monde, celui de l'audiovisuel. Evidemment, les murs n'ont pas les mêmes dimensions, il faut réadapter les bibliothèques, ranger les livres autrement. Tout l'art de l'adaptation réside dans ce déplacement, qui peut être tout petit ou plus grand.
C . Est-ce le sujet politique, assez rare pour un téléfilm qui passe en prime time, qui vous a passionné ?
Marian Handwerker : Je n'ai pas lu le livre avant de faire le film, mais après pour ne pas être perturbé. En lisant le scénario, j'ai vu qu'il y avait moyen d'en faire un film intéressant pour la télévision, surtout dans le contexte belge. D'habitude, en Belgique, on ne montre pas la dimension politique, on s'arrête au social. Les lettres de noblesse du cinéma belge francophone, que ce soit en documentaire ou en fiction, c'est le cinéma social. C'est ce rapport, cette confrontation entre un avocat, ancien gauchiste et un homme politique de droite, qui m'a intéressé. C'est un peu l'adieu à un gauchisme de salon, la gauche caviar. C'est une petite satyre mais qui possède beaucoup de réalité.
C.: Est-ce qu'on peut dire que c'est une fable sur les illusions de la réussite?
L.J. : Oui, il y a ce noyau politique dans le livre de Marc, mais il y a aussi cette interrogation sur la réussite. Une espèce de chance naturelle à toujours réussir ! C'est fascinant car dans notre réalité, c'est tout le contraire qui se passe ! Il me semblait intéressant d'interroger ça par le biais de la fiction, non seulement à travers le jeune héros, mais aussi à travers sa femme. Sa femme fait partie du conseil d'administration d'une importante boîte de télécommunication, le cabinet d'avocats dans lequel travaille notre héros, marche très très bien et puis, tout à coup, des éléments viennent gripper cette espèce de réussite presque naturelle : c'est ça la perversité de la fiction. Ce qui est intéressant et que Marian a bien rendu par sa direction d'acteurs, c'est que le personnage ne s'en rend pas compte ! C'est le spectateur qui anticipe et qui voit se dessiner la descente aux enfers du héros. Lui, ne voit rien et tombe dans tous les pièges qui lui sont tendus.
C. : Comment s'est faite la direction d'acteurs?
L.J. : Nous avons, avant tout, cherché à garder une certaine complexité des personnages, y compris les personnages secondaires. On a voulu faire évoluer le côté un peu trop carré qu'ont d'habitude les personnages de téléfilm, les arrondir, les rendre plus mystérieux. Les comédiens ont été choisis pour leur capacité à montrer cette complexité.
M.H. : Ce téléfilm est en pleine actualité, il tombe dans un paysage d'affaires politiques qui secouent la Belgique.
C. :C'est un film qui lorgne plus vers le cinéma que vers le téléfilm. Il y a la complexité des personnages dont parlait Luc Jabon, et l'écriture cinématographique en mouvement de Marian. La caméra accompagne souvent le personnage de Vincent Perez, il y a un rythme, un tempo hors du téléfilm pantouflard. Est-ce une décision claire que vous aviez prise dès le départ ?
L.J. : Tout à fait. Avec Marian, on a toujours dit qu'on voulait faire des films pour la télévision. Mais, il ne faut pas se leurrer, on reste dans un système de contraintes. Par exemple, le film doit bien se finir. On se retrouve un peu dans le cinéma américain de studio des années 40. Mais on avait une ambition dès le départ : faire un vrai film pour la télévision et il faut reconnaître que les producteurs nous ont accompagnés dans ce processus. On a navigué pour répondre à ce système de contraintes qui peut devenir effrayant à un moment donné. Certains ont réponses à tout : ils savent qu'après cinq minutes un million de spectateurs décroche, puis qu'ils reviennent...Enfin, cette espèce de direction de spectateurs, c'est même plus qu'une direction d'acteurs ! Heureusement qu'ils se trompent souvent, très souvent ! Il fallait donc trouver des producteurs qui acceptent qu'on puisse garder un certain nombre d'éléments qui allaient, comme tu le dis très justement, faire que le téléfilm lorgne vers le film. Mais je suis convaincu que du point de vue de la programmation, ils se disent que c'est un téléfilm qui ne s'adresse pas au grand public. On rentre donc dans ce débat qui est loin d'être terminé : qu'est-ce qu'on fait avec le public ? Ou bien on le flatte, on va dans le sens du plus facile, ou bien on dit non. On peut aussi le réveiller, le bouleverser autrement que par des émotions primaires du type je t'aime, je t'aime plus, ma mère, mon père sont morts, ma fille a été violée, mon enfant est atteint d'une maladie incurable, etc. Ce sont tous des sujets qui créent automatiquement une forme d'empathie. Dans notre film, l'empathie que l'on peut avoir est beaucoup plus particulière, elle va, elle vient, elle est plutôt sur l'interrogation, la réflexion. C'est un réel combat, mais c'est aussi notre rôle, notre éthique, de continuer à le mener envers et contre tout même si cela coûte cher. On entre alors dans cette situation absurde d’un film qui prend quatre ans à se faire, de surcroît pour la télévision, c'est-à-dire que l'on ne verra qu'une fois, et c'est tout. A moins d'en faire un DVD.
C. : Tu disais qu'il est important de pervertir ces contraintes, de les pirater et de garder une forme de passion pour l'écriture, passion dans le scénario et la réalisation, comme si c'était un moyen de les contourner. Pourrais-tu l’expliquer?
L.J. : Je voudrais reprendre les propos de Frédéric Sojcher publiés dans Le Manifeste du cinéaste. Pour lui, la différence entre le cinéma et la télévision, c'est que dans le cinéma, il y a une espèce de passion brûlante puisque le désir vient de l'auteur lui-même et donc, il tente, par tout un processus qui est aussi difficile qu'en télévision, de parvenir à ses fins, de convaincre d'autres personnes de partager cette passion. En télévision, les sujets viennent des producteurs, ou de la télévision elle-même, ce sont des commandes. Comment, dans la commande, installer la relation de sorte que, de moi qui commence à écrire le sujet jusqu'aux comédiens qui jouent sous la direction de Marian, on garde cette même passion ? Comment faire pour que de la personne qui monte le film, (et on sait à quel point Suzy Rossberg est une monteuse passionnée), à celui qui compose la musique, on ne se retrouve pas dans un système du genre : on est payé pour faire ça, on le fait ! Il est primordial que les scénaristes et les réalisateurs pour la télévision soient tout aussi passionnés que lorsqu’ils font un film de cinéma ! Il y a une envie de trouver des nouveaux sujets, d'inventer, etc. Ce n'est pas pour rien qu'il y a des séries américaines qui nous bouleversent, qui nous émeuvent et qu'on regarde avec passion ! Cette passion va jusqu'au spectateur, elle se transfère d'un poste à l'autre. C'est la même chose pour le documentaire. Si un documentaire est fait sans passion, cela se voit.
Marian n'a pas été un simple technicien qui a mis un scénario en images. Il arrive souvent qu'on appelle un réalisateur au dernier moment. Deux mois avant le tournage, on va chercher un réalisateur pour qu'il donne sa technique : champ, contre-champ, plan large, plan d'ensemble.
Marian s'est véritablement passionné pour le projet. Moi, j'ai aimé le scénario et j'ai eu envie d'en faire quelque chose au niveau de la mise en scène, de la réalisation. C'est aussi ça qui fait que c'est un film pour la télévision plus qu'un téléfilm formaté et terriblement normatif.
M.H. : Tu trouveras des gens qui vont comprendre ça et d'autres qui diront, oh zut, c'est pas du tout ce que j'ai l'habitude de voir ! Mais notre honneur c'est d'avoir prolongé le cinéma à la télé ou avec la télé.
C. : Vous avez une expérience commune assez grande ! Vous avez commencé à travailler ensemble avec Le Voyage d'hiver, puis continué avec Pure Fiction, Auschwitz, Marie.
L.J. : Je pense que dans ce métier, il y a des familles qui se mettent en place et qui tentent, vaille que vaille, de continuer à faire ce qui les passionne, que ce soit pour le cinéma ou la télévision. Faire un premier film aujourd'hui en Communauté française, c'est toujours possible, mais la question vient quand on fait en un deuxième, un troisième. Qu'est ce qu'il se passe ? Les familles sont importantes. Si on ne crée pas des familles de producteurs, de cinéastes, de scénaristes, de comédiens voire de techniciens, ça devient impossible. Pourquoi ? Parce que tout ce qu'on fait relève d'un désir. Il s'agit de trouver des personnes qui croient à ce désir. Si on n’y croit pas, c'est fichu ! Pourquoi est-ce qu'on se bat par rapport à la RTBF pour qu'il y ait des créatifs au sommet de cette télévision ? C'est très important que cette croyance soit partagée. Ces familles donnent aussi le désir d'arriver au bout d'un processus qui est long et difficile pour tous. Même pour les frères Dardenne ce n'est pas si facile de faire un film. Cela relève du parcours du combattant.
C. : Comment s’est passée votre collaboration?
L.J. : Ce qui est bien avec Marian, c'est qu'il a toujours un regard extérieur par rapprot au scénario et une idée précise de son évolution. Il a ce double regard qui est intéressant pour un scénariste, parce qu'à un moment donné, on se retrouve le nez dans le guidon ! Une partie de notre collaboration tient dans le fait d'entrer dans les scènes et en chercher le noyau. Comment écrire un dialogue qui ne dit pas tout, qui cache, qui nuance, etc. Rechercher toutes ces choses-là, le scénariste ne peut pas le faire tout seul. L'objectif c'est le film, le scénario ce n'est que du papier !
M.H. : D'accord, mais sans scénario, il ne pourrait pas y avoir de film ! Quand j'ai lu le scénario, je me suis dit, c'est comme si c'était écrit pour moi. Ce sont des sujets qui me touchent. Luc a travaillé pendant des années, moi je ne suis arrivé qu'aux derniers six mois, mais j'ai eu l'impression que le scénario avait été écrit pour que je le réalise.
L.J. : Cela me touche ce que tu dis. Il faut ajouter que Marc Uyttendaele a continué à nous accompagner. Il n’a pas dit : ok, Luc tu as carte blanche pour adapter le roman. Je lui ai montré les différentes versions du scénario et il donnait son avis, il faisait des commentaires. Il est intervenu personnellement sur plusieurs scènes et dans certains dialogues, ne fut-ce que par son expérience d’avocat et sa connaissance du monde politique. C'était très intéressant d’avoir cet accompagnement de l’écrivain qui oublie presque son livre et entre dans les cheminements erratiques d’une histoire qui prend telle et telle forme.
C. : Avec Auschwitz vous étiez entre le documentaire et la fiction.
L.J. : Le sujet en lui-même était invraisemblable, totalement extravagant. Des chercheurs d’or se rendent à Auschwitz pour trouver ce que les juifs, qui ne savaient pas qu’ils allaient mourir dans des conditions atroces, avaient caché en arrivant. On a pris le biais d’un faux photo-journaliste qui vient enquêter sur ce sujet incroyable car il fallait des éléments de fiction sinon c’était inacceptable. Il fallait éviter la caricature sur les polonais antisémites et aller plus loin. C’est un film qui reste presque tabou et qui n’est pas diffusé. Le sujet est transgressif mais le film est très respectueux.
M.H. : Ce qui est bizarre, c'est qu’il plaît aux psychanalystes. Pour le philosophe Jean-Claude Milner le le film est l’illustration de son bouquin sur les penchants criminels de l’Europe.
L.J. : La fiction était nécessaire. Les spectateurs sortent silencieux de la projection, sidérés. On est dans un autre monde. C’est un film frontal.
C. : On appréhende l’inmontrable.
M.H. : On ne montre pas, on fait ressentir. Tu ne serais peut-être pas d’accord avec moi mais Pure fiction va dans le même sens, dans un domaine de crimes différents, réseaux, pas réseaux : c’est l’histoire qui va trancher. Sauf qu’il n’y a pas de partie documentaire dans Pure Fiction.
L.J. : C’est différent. Dans Auschwitz tu es devant l’inmontrable.
MH. : Nous nous interdisons de le montrer.
L.J. : Oui, mais dans Pure fiction il y a une prise de position sur les réseaux de pédophiles. Alors que dans Auschwitz il n’y a pas de dimension idéologique. Tu ne dis pas ceux-ci ont raison et ceux-là ont tort. Tu questionnes. Tu ne prends pas position.
C. : Par ailleurs Marian tu nous as parlé d’un film à petit budget réalisé en DV ?
M.H. : C’est une aventure. Un film de 20’ que je vais réduire à 10. Je vais le tourner maintenant pendant trois semaines. Il manquera peut-être le troisième acte. Ou alors, je fais le postmoderne et j’arrête brutalement (rires), ou alors il faudra retourner des séquences. Les acteurs sont Christian Crahay, Pierre Lekeux et six jeunes maghrébins (filles et garçons).
L.J. : Marian travaille dans cette dimension – partagée par plusieurs jeunes cinéastes comme Vincent Lannoo, Joachim Lafosse, Philippe Blasband – qui consiste à réaliser des films avec très peu d’argent afin de continuer à exercer leur métier. Ce n’est pas la même chose que pour un scénariste qui peut mener plusieurs projets en même temps, un réalisateur est obligé d’enchaîner. Ou alors il faut trouver une solution scientifique, comme par exemple vivre bicentenaire en communauté française, pour rejoindre le rythme de tournage des autres pays. Comme ce n’est pas encore le cas, il faut se débrouiller pour pouvoir tourner à d’autres moments que ceux où l’on dispose de l’argent officiellement. Il est donc très important que des films à petit budget existent pour permettre à notre cinéma de vivre. C’est fondamental pour que les réalisateurs puissent continuer à s’investir dans d’autres types de films qui ne rentrent pas dans les schémas officiels et subventionnés. Le problème, c'est que cette cinématographie est un peu "underground", il n’y a pas de débouchés pour la promouvoir et la diffuser. Comment voir ces films autrement qu’en DVD ou sur Internet ?