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Olivier Masset-Depasse : Sortie de Cages

Publié le 07/05/2007 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Entrevue

Avec Cages, Olivier Masset-Depasse réalise son premier long métrage. Un cap que l'on imagine difficile pour un réalisateur qui, de son propre aveu, se situe davantage dans la ligne anglo-saxonne fondée sur une préparation intensive. 

Cinergie : Cages, c'est l'histoire d'un amour qui se vit dans le déchirement, dans l'affrontement, ce qu'on retrouvait déjà dans vos deux courts métrages précédents. Comme si l'amour débouchait nécessairement sur cette tension extrême faite d'un subtil jeu de pouvoirs et de dépendance réciproque.
Olivier Masset-Depasse : Disons que j’aime partir de ce que j’appelle un cercle vicieux relationnel. Dans une relation, chacun a des comportements qui, au fil du temps, finissent par se pervertir, avec l’habitude, la routine ou l’usure. Et s’installe le manque de communication. Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer d’analyser ce problème et de trouver une porte de sortie. Je n’aime pas les voies sans issue.
Dans Cages, je parle de l’enfermement dans ce cercle vicieux relationnel. Je traite d’un problème de couple avec le point de vue de l’héroïne, mais, partant de là, j’étais intéressé par montrer différents états d’enfermement. Je le fais avec les personnages secondaires : deux frères qui sont enfermés dans leur fraternité complexe, et tous les autres qui sont à des degrés divers, enfermés en eux-mêmes avec, ou par les autres. Mais du point de vue du sentiment, du sensoriel, je me suis basé sur le personnage féminin. Il est instinctif, intuitif, animal, et j’ai décliné ces traits de caractère sur tout le film.

 

C. : Au départ, ce personnage, interprété par Anne Coesens, est quelqu’un de suractif, plongé jusqu’au cou dans les combats de la vie. Elle est ambulancière urgentiste, elle est sans cesse dans des interventions où elle se bat jusqu’au bout pour sauver des vies. Et puis, d’un coup, suite à cet accident, elle devient en quelque sorte son exact contraire : repliée sur elle, incapable d’aller vers les autres, avec une peur constante de la vie. Quel changement !
O. M.-D. : J'ai voulu évoquer la perte de communication de façon assez radicale. D’un point de vue cinématographique, j’utilise le handicap de Eve pour rendre apparent ce qui, en elle, la perturbe vraiment. Le handicap, c'est aussi, pour moi, une obsession que l'on retrouve à travers tous mes films.

 

C. : Le traumatisme de Eve va bien au-delà de la « simple » perte de la parole ?
O. M.-D. : Bien sûr, c’est la partie émergée de l’iceberg, mais qui va quand même perturber pas mal l’histoire. Lorsque je démarre ma narration, un an après l’accident, Eve est aussi à son état le plus bas de ce point de vue. Tout le film est bâti comme une lutte pour renaître, revenir au jour. Ce combat est mis en parallèle avec une logique de déconstruction affective : l'amour qui s'estompe. Ce processus induit des rapports extrêmes entre les deux personnages. On se pose la question : "Est-ce qu’on peut encore bâtir quelque chose ensemble après cela ?". Mais en même temps, rien de ce que fait Eve n’est malsain, dans le sens où elle est constamment dans l’énergie positive. Elle ne fait pas cela pour détruire par méchanceté, mais pour tenter de préserver un amour qu’elle ne veut pas voir mourir.
Ce qui m’intéresse, c’est de montrer que certaines erreurs sont essentielles pour résoudre les problèmes, et que, parfois, il faut arriver à passer par l’extrême pour se sortir d’une impasse. La séquestration de Damien par Eve, pour excessive qu’elle paraisse, n’est pas si invraisemblable que cela. Je suis profondément convaincu que la plupart des êtres humains ont déjà fantasmé de le faire. Bien sûr, dans le monde réel, on ne passera généralement jamais à l’acte mais ici, on est au cinéma, et ce qui est intéressant, c’est précisément le passage à l’acte. Et Léa, la maîtresse de Damien, est presque aussi radicale dans sa démarche. C'est une femme déterminée qui sait ce qu’elle veut et n’hésite pas à recourir au chantage pour l’obtenir. Elle, c’est un peu la mauvaise du film, alors que Eve, on la comprend. Léa, en tout cas, est aussi folle amoureuse de Damien.
La réciproque n’est pas évidente. Damien va chercher chez elle ce que Eve ne peut plus lui donner : la conversation, l’écoute, la parole (elle lui dit à un moment : "On ne fait jamais l’amour, tu ne fais que parler d’elle"). Mais veut-il faire sa vie avec elle ? Il n’en est pas aussi sûr qu’il le lui dit.
Hélas, le pauvre va se trouver coincé entre deux femmes de tête qui, pour l’avoir à elles, ne vont pas hésiter l’une à le séquestrer, l’autre à le faire chanter. Par ailleurs, Léa est aussi la seule à ne s’abuser en rien sur la réalité. Elle est lucide, et cela m’amusait assez de faire en sorte que celle qui voit clair soit en quelque sorte la mauvaise, alors que ceux qui s’abusent l’un l’autre sont considérés comme les gentils.

 

C. : En même temps, Cages, c'est avant tout une formidable, une merveilleuse histoire d’amour.
O. M.-D. : Ce que j’ai voulu, c’est tourner l’histoire d’un amour intense, tourmenté, passionné, romantique dans le vrai sens du terme. Un film comme ceux qui m’ont fait pleurer, et un hommage vibrant aux films d’amour que j’aime. Faire un tel film, cela dévore, mais cela grandit aussi. Chacun des films que j’ai faits correspond à quelque chose de moi, de ma vie. Je m’y pose des questions existentielles auxquelles j’essaye de répondre, et cela m’aide à aller plus loin.

 

C. : Pour interpréter vos deux personnages, vous mettez en opposition une comédienne, qui travaille davantage dans le registre de ses émotions, plus introvertie, Anne Coesens, avec Sagamore Stévenin qui, lui, déploie un jeu beaucoup plus physique.
O. M.-D. : J’ai précisément choisi Sagamore pour ce côté physique. Il fallait, bien sûr, qu'il soit attirant, pour que l’on comprenne pourquoi elle le séquestre etc… Mais c’est surtout quelqu’un qui bouffe la vie, qui est très énergique, et cela m’intéressait de l’attacher sur un lit et de voir ce qui allait se passer. D’ailleurs, à la lecture du scénario, il n’avait pas complètement compris ce que cela pouvait représenter d’être attaché deux à trois semaines sur un lit. Après, il a commencé à changer lui-même son personnage.

C. : Cet épisode de la séquestration semble être un élément central pour vous, alors que dans le film, il n'apparaît pas vraiment comme un pivot ?
O. M.-D. : De cette histoire d’amour, j’ai essayé d’analyser plusieurs étapes. Cette séquence de la séquestration en est une importante. Elle est particulièrement représentative de l’état d’enfermement relationnel dans lequel les personnages se trouvent : elle ne sait plus parler, lui ne sait plus bouger. Dans la direction d’acteur, j’aime faire jouer des choses intenses aux comédiens, mais en emprisonnant l’acteur. C’est-à-dire, en le contraignant le plus possible à baisser son jeu, à ne pas être au premier degré avec la scène. Si on doit jouer une victime et qu’on doit la jouer à la Bergman, cela peut être intéressant. Disons que le corps a tendance à plus bouger. Mon chemin est de travailler l’expression des acteurs dans ce sens-là.

C : Et cela s’est bien passé avec vos comédiens cette… expérience ?
O. M.-D. : Très bien. Anne, je travaille depuis longtemps avec elle, c’est mon alter ego féminin, je n’ai eu aucune peine à lui faire comprendre ce que je voulais. Avec Sagamore, c’était la première fois, mais on s’est aperçu très vite qu’on se ressemble assez fort, donc cela s’est passé sans encombres.

 

C : Vous entourez ce corps d'histoire de différents éléments très cinématographiques. Par exemple, le concours de cris d’animaux. D’où vous est venue cette idée ?
O. M.-D. : Comme le film devait être le reflet du personnage principal, je me suis demandé ce qui, du côté des intrigues secondaires, pouvait être la représentation symbolisée du problème de l’héroïne. J'étais parti sur une idée de cri. Ensuite, j’ai eu l’occasion d’assister à un concours de cris d’animaux, et les deux idées se sont collées. Dans la réalité, les concours de cris d’animaux sont plus populaires. Il n’y a pas toute cette scénographie que j’ai ajouté pour en faire presque un spectacle de music-hall. Mais chacun des numéros était pour moi l’occasion de rendre hommage à un de mes peintres favoris. En plus, pour moi, au début du concours, on est dans la réalité, puis il y a un glissement progressif vers l’onirique et, à la fin, on ne sait plus très bien si ce qui se passe a lieu dans la réalité ou dans le cerveau de Eve.

 

C. : Un autre élément très cinématographique pour incarner la pureté de ce qui unit les deux personnages, c’est les falaises sur lesquelles ils se retrouvent à chaque fois qu’ils ont besoin de ressourcer leur amour.
O. M.-D. : Au départ, il n’était pas prévu qu’on se retrouve sur les falaises, mais les bienfaits de la coproduction ont voulu que l’on tourne dans le Pas-de-Calais. Quand je les ai vues, je me suis dit que c’était assez archétypal, mais pourquoi finalement ne pas rentrer dans ce romantisme-là ?

 

C. : En même temps, ces falaises constituent le seul élément d’extérieur du film, le seul endroit également où vous pouvez vous permettre des plans larges. Le reste est filmé en intérieur avec soit des plans moyens, soit des gros plans. Les falaises, c’est quasiment le seul élément de respiration du film.
O. M.-D. :
Au niveau de la réalisation, je voulais quelque chose d’assez extrême, toujours en relation avec le fond du sujet : soit en être très proche, soit en être très loin. Techniquement, cela veut dire une alternance entre les très longues et les très courtes focales. Les extérieurs sont tournés avec des focales vraiment courtes, qui donnent un panoramique de plus de 180°. Un plan large donne généralement au spectateur un effet de respiration, mais je voulais que ce soit une respiration vraiment profonde, intense, de l’ordre du soulagement, et de quelque chose de plus énergique. Une respiration plus tourmentée. C’est aussi la raison pour laquelle je voulais que les scènes sur les falaises soient également très lyriques.

 

C. : Et en même temps, pour les gros plans, vous prenez un risque, puisque vous travaillez avec de longues focales, et en caméra portée, avec tout le balancement de l’image que cela suppose.
O. M.-D. : Dans la caméra à l’épaule, ce qui m’intéresse, c’est moins l’aspect réaliste que l’aspect sensoriel. Et en fait, j’utilise la caméra à l’épaule parce qu’il y a beaucoup de gros plans, mais ce n’est pas une règle. Il y a aussi pas mal de travellings, des plans fixes… Ce qui m’intéresse en tant que cinéaste, c’est de faire passer les sentiments en cherchant comment utiliser au mieux nos outils techniques. J’applique la grammaire qui me parle en fonction du plan. Je peux utiliser le ralenti ou l’accéléré à un certain moment. Un effet peut être très efficace s’il passe de manière fluide, en adéquation avec les personnages. Wong Kar-Waï par exemple, que certains considèrent comme esthétisant, est arrivé à me faire pleurer, rien qu'avec des effets bien menés.

 

C. : Vous vous intéressez à vos personnages davantage par ce qu’ils ressentent que par ce qu’ils font ?
O. M.-D. : Oui, mais en même temps, je pense que l’action dirige, en quelque sorte, mes personnages. Il faut de l'action, parce qu'il faut bien que cela bouge. Je fais des films d’action psychologiques. On est enlisé mais on se bat pour s’en sortir. C'est la raison pour laquelle j'adopte un montage très dynamique (il y a plus de 1300 plans dans Cages, ce qui est énorme pour un film européen). Mais cela doit bien sûr rester en adéquation avec l’histoire. Une histoire qu'on aurait tendance à traiter de manière plus intimiste, avec des plans plus longs, plus fixes. Ce qui est passionnant, justement, c'est de lui donner un traitement différent.

 

C. : Vous aimez passer du temps dans la salle de montage alors ?
O. M.-D. : Ce que je préfère, c’est le tournage. On rencontre tout ce qui fait le cinéma sur un plateau de tournage. C'est vrai que cela s'apparente souvent à une suite de problèmes à résoudre, mais en même temps, rien n’est vraiment impossible par rapport aux problèmes qu’on rencontre. Même si c'est un combat journalier pour avoir ce qu’on veut. Le tournage, c’est aussi une aventure humaine. Il y a la direction d’acteur, et tout l’aspect psychologique, relationnel, de la gestion d’une équipe. Un film est réussi, pour moi, quand on sent l'esprit du groupe, quand on peut s’imaginer voir le travail d’un seul homme alors qu’en réalité, il y toute une équipe derrière.
Pour ce tournage-ci, j’étais un peu angoissé par mon premier long métrage. En même temps, avec les deux courts métrages précédents, je me sentais bien préparé, même s’il y avait des scènes que je n’avais jamais faites : le concours, l’accident,…
La production avait bien travaillé, puisque nous avions 45 jours de tournage, alors que pour un premier long, belge de surcroît, on est généralement plus près de 35 jours.
Malgré cela, cette période a été intense, sans une journée plus relaxe où on peut se détendre avec des scènes plus « faciles ». En même temps, très bonne ambiance. On finit par se constituer un noyau dur de personnes avec lesquelles on retravaille régulièrement, cela facilite la compréhension. On parle le même langage. Ceci dit, c’est aussi le travail du réalisateur de veiller à ce que le 45è jour de tournage soit aussi agréable que le premier.

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