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Rencontre avec Michel Khleifi

Publié le 19/09/2019 par Constance Pasquier et Serge Meurant / Catégorie: Entrevue

Michel Khleifi est aujourd'hui mis à l'honneur par Cinematek. Une rétrospective de ses films est programmée dans les versions restaurées de ceux-ci. Deux rencontres avec le cinéaste sont annoncées. C'est une reconnaissance de ce grand cinéaste palestinien, dont l’œuvre décrit le quotidien du peuple palestinien, entre exil, mémoire et occupation. Alors qu'on annonce aujourd'hui la légalisation par le gouvernement israélien des colonies sauvages en Cisjordanie, il est important d'écouter ce que nous dit Khleifi à ce sujet et aussi de la reconnaissance qu'il porte au cinéma belge.

Cinergie : La restauration de tes films n'est-elle pas la reconnaissance de ton œuvre, une sorte de consécration ?
Michel Khleifi : C'est aussi et d'abord la reconnaissance des équipes de très grands techniciens belges avec lesquelles j'ai travaillé et qui ont participé à la collaboration avec les Palestiniens dans le cadre de formations et des tournages de la plupart de mes films. Ce qui m'a le plus touché, c'est leur patience dans un travail réalisé avec des acteurs non professionnels. Et cela dans une situation désastreuse mais aussi profondément humaine, à Gaza, en Cisjordanie et en Palestine.

Cinergie : Dans une conversation avec Simone Bitton à propos de la construction du mur en 2005, celle-ci soulignait la place de la poésie dans ton œuvre. Elle me paraît essentielle, fondamentale. (1) Je cite : «  Ce qui est beau dans le cinéma, c'est que c'est un art où on peut encore dévoiler. Il y a la vision, le regard, le point de vue qui nous aident à cela. C'est un art poétique qui nous permet de découvrir de nouvelles ressources spirituelles. »
M.K. : Oui, le cinéma m'apparaît toujours comme l'art qui contient le plus de possibilités de synthèse de l'ensemble des éléments poétiques que l'être humain a inventé.

 

C. : Dans le même entretien, Simone Bitton voyait également en toi le fondateur d'un cinéma palestinien moderne...
M.K. : Je dirais, pour ma part, que ma naissance au cinéma doit beaucoup à la Belgique, que ce soit à travers l'INSAS ou à travers la RTBF. Bien sûr, dès le départ, mon sujet était la Palestine. Comme le disait Mahmoud Darwich, le Palestinien porte sa croix à travers le monde. Je ne pouvais pas m'en débarrasser. Et pourquoi pas, c'est aussi un élément poétique, dramaturgique...
Dire qu'il s'agit de la naissance du cinéma palestinien, cela dépend de ce que l'on entend par cinéma. Parce que je ne peux pas non plus ignorer qu'il y a des gens qui ont commencé à fixer des images et des sons dès la fin des années 60.
Quand je suis arrivé  en Belgique, à vingt ans, j’ai découvert, alors que je ne connaissais que le cinéma américain, que ce cinéma palestinien possédait une histoire, un langage. Et j’ai commencé à me demander si le cinéma n'exprimait pas davantage la Palestine que le théâtre, avec plus de puissance. Et c'est ainsi que j’ai choisi plutôt le cinéma qui me semblait davantage être l'art de notre époque.

 

C. : Peux-tu évoquer pour nous tes années d'enfance et d'adolescence jusqu'à ton arrivée en Belgique, à Wavre ?
M.K. : Les Palestiniens de Nazareth ne pouvaient pas se déplacer sans autorisation de l'armée. Ce n'est qu'au début des années 60 que la situation s'est un peu améliorée et qu'il nous a été possible d'aller à Haïfa ou à Tibéria, bien qu'il subsiste des barrages militaires. Jusqu'à l'âge de 14 ans, je ne suis sorti que 5 ou 6 fois de Nazareth. Mais cet enfermement nous donnait paradoxalement une sensation de liberté à l'intérieur de cet espace clos : face au ciel, aux arbres, aux oiseaux. J'en éprouvais de la joie. Mon enfance fut heureuse.
Cette situation m'a permis de découvrir d'autres plaisirs encore, dont celui de la lecture. Je lisais beaucoup de romans, de poésies simples, mais j'aimais surtout lire des pièces de théâtre.

 

C. : Ces lectures t'ont orienté par la suite et t'ont permis de rencontrer ici des professeurs qui t'ont donné confiance...
M. K. : Lorsque j'ai appris le français à l'athénée de Wavre, j'ai eu comme professeur un poète, Jacques Schneider. Il m'a donné confiance en moi. Et je lui en serai toujours reconnaissant. À l'INSAS, j'étais inscrit dans la section théâtre. Nous n'étions donc pas des étudiants en cinéma, mais en audiovisuel. Cela ne m'a pas empêché de suivre librement les cours d'analyse d'André Delvaux, ceux d'Hadelin Trinon. Je dois également beaucoup à Arlette Dupont qui m’a initié à la compréhension des grands mouvements artistiques. C'est à cette époque également que j’ai commencé à fréquenter le Musée du Cinéma. Mes lectures des pièces de théâtre étaient larges et approfondies. Je lisais en arabe et en hébreux Ibsen, Tchekhov et Strindberg. Et j’ai commencé à lire des biographies et des écrits critiques, notamment sur Strindberg. Ce fut pour moi une magnifique école que l'analyse de la dramaturgie, des personnages. Ça a été aussi une prise de conscience politique - en cette époque très marxiste. Cela permettait d'établir une dialectique entre les différents espaces, le public et le privé, l'espace mental et le concret. Tout ce monde commençait à bouger dans ma tête. Même si je ne savais pas encore comment j'utiliserai cela dans mes films.

 

Michel Khleifi © JMV/Cinergie

 

C. : Parlons de tes films, du théâtre et de la poésie.
M.K. : Noces en Galilée est un film très tchekhovien. C'est une mise en situation qui possède une unité d'espace et de temps. Il y a un défi entre deux représentants de systèmes différents : le gouverneur militaire et le père de la mariée, notable palestinien. Il y a le dévoilement de chaque personnage face à l'action.
Tandis que La mémoire fertile est un film construit sur une structure poétique, il n'y a ni début, ni milieu ni fin.Les personnages se dévoilent comme le feraient la nature, le paysage de la Palestine. 

 

C. : Me frappe dans tes films la présence de femmes dont la beauté, la pudeur et la sensualité n'ont d'égale que l'intelligence.
M.K. : Très rapidement, en voyant la violence qui nous entourait dans mon enfance et mon adolescence, j'ai perçu – à tous les niveaux- que cette violence est le produit de la virilité, de l'idéologie « macho » de l'homme. Et je me disais : « Il faut que l'homme change ». Mais il ne changera pas parce qu'il a le pouvoir. Il faut donc être du côté de la femme. La bataille la plus extraordinaire qu'il faut mener, c'est l'égalité entre l'homme et la femme. Ce n'est pas seulement un rapport de force, c'est l'amour qui doit changer. Par la sensualité, j'exprime mon amour et je me place aux côtés de la femme dans son combat pour l'égalité avec l'homme. Tout doit changer et ce n'est pas uniquement par la libération des sexes. La femme est donc un élément fondamental dans mon cinéma, au sens où j'adhère profondément à la féminité.
La sensualité c'est aussi quand je filme un arbre, le blé, le ciel...

 

C. : L'occupation israélienne de la Palestine traverse tous tes films et  questionne le rapport fondamental et historique entre bourreau et victime.
M.K. : Nous ne pouvons pas mettre la victime et le bourreau sur le même pied, même s'ils jouent dans la même pièce. J'ai commencé mon cinéma avec une question fondamentale très importante : comment la victime devient-elle à son tour bourreau ? Cette question se pose à l'humanité. Et j'ai essayé de ne jamais cacher dans mes films le rapport duel et ambigu existant en chacun de nous entre la victime et le bourreau. La question de la victimisation du monde juif – israélien surtout- n'est qu'une dimension de la réalité. L'autre dimension est le rôle de bourreau joué aujourd'hui par Israël dans la répétition des blessures subies jadis. C'est un défi intellectuel qui se pose à chacun d'entre nous : fermer les yeux, c'est participer aujourd'hui à la tragédie que le colonialisme sioniste impose aux Palestiniens.


  1. Conversation avec Simone Bitton. Bonus à l'édition DVD du Mur, 2005.

  2. Serge Meurant : « Le cantique des pierres/1990. In « Regards sur le Réel », Yellow Now/ Côté cinéma. Cinémathèque de la Fédération Wallonie-Bruxelles

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