Frédéric Sojcher à propos du livre André Delvaux ou l’art des rencontres
Cinergie : En lisant ton livre et en revoyant, via des DVD (1) récemment publiés, deux de ses films on découvre un Delvaux comme étant un cinéaste de la modernité laissant une œuvre ouverte tant dans le cinéma de fiction que dans le documentaire...
Frédéric Sojcher : Delvaux est un cinéaste très sous-estimé aujourd’hui. Il est considéré et reconnu comme le grand représentant du réalisme magique mais on oublie trop souvent tout le reste de son œuvre comme le documentaire, genre dans lequel il a eu une approche intéressante et où il a développé une vraie réflexion sur le cinéma. Ses deux derniers longs métrages, Benvenuta et L’Oeuvre au Noir ont été considérés à tort comme « classiques » au niveau de la forme. Or la modernité ne se mesure pas uniquement en termes de découpage technique mais aussi par rapport à l’interrogation sur le monde. Et c’est là que réside la très grande force d’André Delvaux. Son cinéma était innovateur et plein d’expérimentations comme, par exemple, les récits croisés dans Benvenuta entre les deux couples Matthieu Carrière / Françoise Fabian d’un côté et Fanny Ardant / Vittorio Gassman de l’autre : il nous livre un véritable jeu de miroir : est-ce un flash-back ou est-ce l’imagination qui parcourt l’histoire ? Le cinéma de Delvaux est donc caractérisé par sa grande originalité et par beaucoup d’expérimentations sous une forme qui est classique uniquement en apparence et qui a fait que certaines personnes ont considéré ces deux derniers films comme des œuvres mineures, passéistes, moins originales dans la forme alors que c’est tout le contraire. Il y a toujours eu également chez Delvaux cette passion de trouver de nouvelles formes de narration en parallèle avec la musique car il y a toujours une construction musicale dans ses films (avec point, contrepoint, rappels, etc. ) On peut donc parfaitement être passionné par Delvaux en tant que cinéaste de la modernité et comme cinéaste très actuel. Car dans L’Oeuvre au Noir, qui se déroule au 15ème siècle à la frontière entre l’archaïsme de l’Eglise et la Renaissance qui commence, Delvaux nous fait part d’un souhait d’une nouvelle Europe, d’une nouvelle renaissance, d’un nouvel humanisme. En revisitant le passé il pose donc également des questions très actuelles et très avant-gardistes. Les optimistes pensent que Delvaux est le premier à avoir posé cette idée d’un cinéma européen, non en termes de coproduction mais en termes d’identité européenne avec l’idée d’un humanisme européen. Les plus pessimistes penseront que ces idées resteront à l’état d’utopie, d’un idéal non réalisé mais personne ne peut nier qu’André Delvaux est toujours une référence aujourd’hui et que revisiter ses films à l’heure actuelle reste toujours une expérience très intéressante. Delvaux faisait un cinéma qui interroge le monde, qui interroge la Belgique, l’Europe et le cinéma à la fois. Delvaux représente donc pour moi l’exact opposé de l’académisme.
C. : Les réflexions d’André Delvaux sur le cinéma européen sont plus encore qu’il y a dix ans d’une grande actualité.
F.S. : Delvaux disait qu’aborder le cinéma européen uniquement d’un point de vue économique, c’était aller droit dans le mur : le cinéma ne peut pas se résumer uniquement à des impératifs économiques. On parle d’exception, de diversité culturelle mais il faut penser qu’il y a des petits pays qui n’ont même pas un marché suffisamment développé que pour faire des films rentables en termes de production. C’est une question importante mais il ne faut pas perdre de vue l’autre question fondamentale qui est celle du cinéma en tant qu’uvre artistique. Tout le monde souhaite que son film trouve un public mais pas forcément LE GRAND public, celui qui se rue uniquement aux grands succès du box-office. Si l’on se situe dans une logique uniquement commerciale, en oubliant le cinéma en tant qu’expression culturelle et artistique on est perdant d’avance car courir après le succès est impossible car on ne peut pas se mesurer au cinéma américain dont les moyens sont sans commune mesure avec nos moyens.. Pour vous citer un exemple, l’ensemble du budget de Eurimage qui aide les coproductions européennes représente 50 % du budget d’un seul film hollywoodien. L’ensemble du budget pour toutes les coproductions aidées par Eurimage équivaut donc à un demi film américain. Se placer dans une optique uniquement économique est donc une garantie d’échec. André Delvaux, lui, a pu démontrer le contraire grâce à un vrai cinéma européen où il mettait en avant la beauté des métissages avec ce côté bilingue néerlandophone/francophone. Cette démarche chez lui n’était d’ailleurs pas une manière de trouver des coproductions mais une manière d’afficher son identité de parfait bilingue dans une ouverture et dans une optique d’échanges de cultures. Ses deux derniers sont des exemples frappants car ils parlent de l’Europe : Benvenuta se situe entre la Belgique et l’Italie et L’Oeuvre au Noir à Bruges mais à l’époque de la Renaissance, dans l’Europe des cultures au 15ème siècle. Delvaux faisait ainsi appel à une nouvelle Renaissance et à de nouveaux échanges culturels par d’autres voies que la mercantilisation, toutes les voies possibles pour trouver un cinéma typiquement européen, un cinéma d’auteur mais qui paradoxalement pourrait aussi trouver son public. Quand on voit les parcours de Fellini, Bergman ou Truffaut, on se rend compte que ce sont tous de grands cinéastes européens, qui ont fait une véritable œuvre européenne qui trouvait son public. Aujourd’hui, c’est tout le contraire : peu de cinéastes européens arrivent encore à traverser les frontières. Les seuls films qui sont présents partout sont les grosses productions hollywoodiennes. Il doit donc y avoir impérativement une vraie réflexion à poser pour ne pas tomber dans ce piège qui serait uniquement de se soucier de la logique commerciale et économique, tout en ne tombant pas dans l’autre piège qui consisterait à être totalement indifférent à l’opinion du public. N’oublions surtout pas qu’un film n’existe pas sans public. Je ne parle pas uniquement d’un public des multiplexes mais la seule logique commerciale ne doit pas primer. Il est donc important de réfléchir à d’autres pistes. André Delvaux a mis cette réflexion en place, non seulement en en parlant mais aussi à travers son cinéma, autant dans la théorie que dans la pratique.
C. : Tu es l’un des fondateurs de l’ARRF - Delvaux en était le Président d’honneur – est-ce que tu comptes en quitter la présidence?
F.S.: Je vais en quitter la présidence mais je compte y rester très présent et très actif. Delvaux a accepté il y a trois ans d’en être le président d’honneur car il pensait très important de dire que les réalisateurs sont de bons interlocuteurs face aux pouvoirs publics. Quand nous avons crée l’ARRF, il y avait une vraie professionnalisation du cinéma belge avec des producteurs et des réalisateurs reconnus alors que dans le passé il y en avait beaucoup moins. Auparavant en Belgique, les réalisateurs étaient les producteurs de leurs propres films, ce qui n’est plus toujours le cas aujourd’hui. Il y avait donc une réelle nécessité d’une association qui réfléchisse aux questions que se pose un réalisateur avec une représentation effective d’un coté des producteurs et de l’autre des réalisateurs qui donnent leur avis sur les modes de financement des films, une association comme il y en a d’ailleurs dans chaque pays européen. Delvaux était persuadé qu’il y avait un lien entre les questions artistiques et économiques. D’ailleurs dès son premier film, De Man die zijn haar kort liet knippen, qu’il définit comme un cinéma de la pauvreté, il a du se débrouiller pour trouver une forme artistique qui était en cohérence avec la pauvreté des moyens économiques. Un réalisateur a la responsabilité de savoir ce dont il a besoin pour faire un film et donc il devrait y avoir une âme de producteur chez chaque réalisateur car celui-ci doit automatiquement s’intéresser au sort de son film, à sa diffusion, à son accueil. Aucun réalisateur ne fait un film pour ensuite l’abandonner sans se soucier de ce qui lui arrive. Sur un film, il y a deux maîtres d’uvre : le réalisateur et le producteur qui se retrouvent si tout fonctionne bien sur toutes les étapes du tournage. Le producteur se doit d’être un véritable interlocuteur avec les pouvoirs publics dans un esprit de réflexion sur la manière de fonctionner avec le manque de moyens en Communauté française, mais aussi dans un esprit de rapport avec les spectateurs. Il y a dans notre pays un paradoxe : nombre de films belges francophones ont été vus à l’étranger, ont reçu de nombreux prix et ont été acclamés par la critique belge et étrangère. Malheureusement ces films ne rencontrent pas toujours leur public en salles. Delvaux avait bien compris ce problème et il préconisait l’importance de la participation des artistes aux débats. En ce qui concerne mon rôle à l’ARRF, je compte rester fidèle et rester présent dans les débats. En 3 ans seulement nous avons réussi à rallier 90 réalisateurs et surtout à être reconnus comme interlocuteurs car nous faisons partie du comité de concertation et sommes présents dans les différents lieux où il y a des échanges. Il faut encore réfléchir à ce que nous pouvons faire avec les moyens limités qui sont les nôtres. Beaucoup de problèmes se posent encore, notamment à la RTBF, notre chaîne de télévision publique : participe-t-elle assez à la création audiovisuelle en Belgique ? La plupart des cinéastes pensent que non. Comment inverser cette tendance ? Comment trouver un meilleur rapport avec le principal opérateur qui prend quand même 70 % du budget de la culture ? On souhaiterait un vrai projet culturel en retour. Comme la RTBF est une chaîne de service public, elle doit respecter ses quotas d’annonce et de diffusion. Le sentiment est que cela reste insuffisant. Comment trouver de nouvelles pistes, de nouveaux moyens financiers ? Tout ces problèmes, nous y travaillons quotidiennement.
C. : L’un des projets que soutient l’ARRF n’est-il pas de défendre le low budget ?
F. S. : C’est une solution : faire des films de qualité à très petits budgets, en DV. Est-il possible de produire davantage de films avec des moyens moins onéreux et permettre ainsi une amélioration de la situation ? Il n’y a évidemment pas de lien intrinsèque entre la qualité d’un film et la pauvreté des moyens mais une cohérence artistique est possible si l’on sélectionne les bons projets. Il y a en Belgique un immense fossé entre les projets de qualité, très nombreux, et ceux qui peuvent se faire. Ce manque de moyens entraîne de nombreuses frustrations. Nous cherchons donc des pistes nouvelles pour éviter ces frustrations. La chaîne culturelle ARTE avait trouvé un excellent moyen avec sa série des « Petites Caméras » et ces films à petits budgets réalisés par de grands réalisateurs comme André Téchiné, films qui étaient par la suite sortis en salles et qui ont connu de beaux succès publics…
C. : Le cinéma belge a beaucoup de courts métrages de qualité, on assiste à un véritable bouillonnement. Le numérique est-il une solution pour continuer à s’exprimer ? Par ailleurs que penses-tu de la tendance actuelle a vouloir faire du cinéma de genre ?
F.S : On voit presque l’émergence d’une nouvelle vague depuis les années 90, en grande partie due à la représentation belge au Festival de Cannes : ces dernières années, des films belges primés ont brillé positivement sur notre cinématographie. Mais ne perdons pas de vue qu’un réalisateur ne réussit pas forcément à trouver sa voie du premier coup. Le meilleur exemple étant les Frères Dardenne dont les deux premiers longs n’étaient sortis qu’en Belgique, sans succès et qui ont explosé ensuite grâce à La Promesse. Les cinéastes doivent aussi avoir le temps de s’épanouir et c’est une chose de plus en plus difficile car le succès immédiat est exigé. Alors comment faire le tri ? Comment la Commission de sélection doit- elle faire des choix sans tomber dans une espèce d’aristocratie où seuls les cinéastes reconnus peuvent trouver un financement ? Elle se doit de défendre la diversité des approches, en ne privilégiant pas le cinéma d’auteur sur le cinéma commercial mais en trouvant un équilibre entre les deux et ce, sans juger les réalisateurs. Il est intéressant d’avoir des approches différentes avec une richesse cinématographique qui se manifeste dans la diversité des parcours, des films et des genres abordés. Un seul type de cinéma ne doit pas être privilégié, la diversité est indispensable. Beaucoup de cinéastes actuels comme Vincent Lannoo ou le trio de C’est arrivé près de chez vous se réclament du cinéma de genre. Ils sont la preuve vivante que l’on peut faire ce type de cinéma et être de grands cinéastes. Faire du cinéma social ou engagé n’est pas, loin s’en faut un gage automatique de qualité ou de talent. La question de la qualité de la mise en scène ne tient jamais au genre dans lequel on œuvre. Le cinéma dit de genre recèle ainsi de nombreux auteurs. Beaucoup de grands cinéastes l’on prouvé.
C.: As-tu des projets de réalisation en fiction ou en documentaire? :
F.S : J'ai actuellement deux projets de longs métrages de fiction car plus que jamais j'ai envie de passer derrière la caméra. Mais je ne ferai pas in film "à tout prix", simplement j'attendrai que le désir de faire un film et les moyens nécessaires soient réunis. Mon projet de long métrage le plus avancé s'intitule Réinventer l'amour. Le film sera une comédie romantique produite par Jean-Luc Van Damme, lequel avait produit Fumeurs de Charme, en 1985, l'un de mes premiers courts métrages. Comme tout projet dramatique, au-delà du résumé de l'histoire, il y a une vraie necessité, ce pourquoi on a envie que le film existe. La "proposition dramatique" du film est la suivante : nous avons tous le souvenir d'un premier amour déçu. Et si nous avions l'occasion de "reconquérir" ce passé perdu? L'amour de la vie existe, mais il faut pouvoir le réinventer ...pour ne pas le perdre.
Par ailleurs, j'ai un second projet de long métrage, qui sera produit par Hubert Toint (Saga Film) et co-écrit avec deux jeunes scénaristes. J'espère avoir l'occasion de retravailler avec Hubert, avec qui je me suis entendu sur Cineastes à tout prix. Je pense de plus en plus que la réussite d'un film tient à la complicité et à la confiance qui peuvent se développer entre réalisation et production.
(1) : L'Homme au crâne rasé et le coffret Rendez-vous à Bray.