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Frédéric Sojcher et Jean-Paul Comart au sujet de Regarde-moi

Publié le 01/05/2001 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Le premier long métrage de Frédéric Sojcher a été une épreuve tant à l'étape de la production que du tournage. Confronté à ce double défi qui rendait une partie du scénario caduc, le réalisateur de Fumeurs de charme a su rebondir avec malice, en se servant des accidents du tournage pour les utiliser dans une narration plus complexe (celle d'un film-dispositif qui propose une mise en abyme du tournage effectué en Grèce dans des conditions tragi-comiques), en faisant appel à Jean-Paul Comart, son alter ego (ils ont tourné quatre films ensemble) qui en est devenu le deus ex machina. 

Regarde-moi est un film déconcertant qui joue sur les chromos (une Grèce de cartes postales), un jeu de miroir (confinant au vertige) mais qui est aussi un hommage au Voyeur de Michaël Powell. Dispositif qui s'assemble comme un puzzle et dont les parties de domino en sont la métaphore, jusqu'à, comme dans toute tragédie, la catharsis finale. Tous les acteurs n'ont pas la présence de Sandrine Blancke (décidemment sous-employée par notre cinéma), de Mathieu Carrière ou, surtout, de Jean-Paul Comart, son double inversé. Nous avons eu l'idée de demander à celui-ci d'interroger son réalisateur et réciproquement, au réalisateur d'interroger son comédien fétiche.

Dialogue

Jean-Paul Comart : Au tout début Frédéric m'avait parlé d'un projet, il y a huit ans, qui était en cours d'écriture. On se connaissait puisqu'on avait fait trois courts métrages ensemble.
Frédéric Sojcher : Je pensais à toi pour le rôle qui a été finalement tenu par Marc Ponette. Un assistant de cours tombe amoureux d'une étudiante qu'il suit, en vacances, dans une petite île grecque où une série d'événements dramatiques vont prendre place. Tu m'as donné ton accord, au départ. Marie Gillain devait jouer le rôle de la jeune comédienne. C'est intéressant à savoir parce qu'on parle rarement des acteurs auxquels on pense pour un film que finalement ils ne font pas. Cela peut être pour des raisons financières ou parce que le scénario évolue, ce qui s'est passé ici.

Tout comme certains acteurs évoluent par ailleurs. Comme toi. J'espère que tu ne le prendras pas mal. Il y a dix ou quinze ans tu avais un look de jeune premier alors que maintenant que tu as dépassé ce cap, tu as acquis, une épaisseur dramatique qui fait qu'aujourd'hui ton registre s'est élargi. Si tu n'as pas été présent dans le rôle, en fin de compte, c'est que tu étais entre deux âges. Trop jeune pour jouer le rôle du père de l'étudiante et trop vieux pour jouer le rôle du jeune premier. L'idée ayant évolué depuis la conception du scénario en 1992. On ne fait plus le même film huit ans plus tard. En tout état de cause, j'ai apprécié que lorsque j'ai refait appel à toi, non seulement tu ne m'en aies pas voulu mais que tu aies accepté de revoir les choses en fonction de la nouvelle donne.

 

Jean-Paul Comart : Tu m'as écris que tu avais commencé le film. J'étais en tournée théâtrale. Le temps passe...
Frédéric Sojcher : Le temps passe et finalement le film se fait mais - et c'est une des raisons pour lesquelles il y a eu des problèmes - avec de très petits moyens. Ce qui, par la suite, a posé une série de problèmes sur le tournage. Il y a davantage de tensions qui se développent lorsqu'on a un petit budget et qu'on tourne à l'étranger plutôt que chez soi. La caméra tombe en panne et on est bloqué. Comment garder la main mise de la mise en scène sur son film lorsqu'on a des moyens financiers réduits ? La question qui s'est posée -- et qui me passionne au-delà du film lui-même - était celle de pouvoir garder la main mise sur la réalisation du film. Comment adapter son film aux moyens dont on dispose ? Ou mieux, lorsqu'il y a des problèmes qui se posent sur un tournage, comment essayer de renverser les choses : faire de ces contraintes une force ? Et comment, lorsque le tournage s'interrompt - parce que cela a été très loin sur ce film-ci - et qu'il y a eu des problèmes graves avec un acteur et une équipe qui n'a pas voulu suivre son réalisateur ?

 

Jean-Paul Comart : En fait, tu as trouvé une solution. Le film ne t'a pas échappé ou alors un bref moment mais tu l'as récupéré ! 
Frédéric Sojcher : Voilà ! On peut en penser ce qu'on veut, aimer ou non mais en tout cas cela reste mon film. Cela pose toute une série de questions sur ce qu'est la mise en scène. Sur les choix esthétiques effectués avant le tournage : les couleurs, le tournage en Scope, caméra à l'épaule, choix qui ont été reconduits à Bruxelles avec Michel Baudour.Sur le choix du son puisque au départ je désirais typer chaque décor. Par la suite, avec Pierre Mertens, et ensuite au montage avec l'aide d'Henri Morelle, on a fait un travail sur la bande sonore en post-production. Sur la direction d'acteurs également, c'est-à-dire : le choix des comédiens.  

La mise en scène d'un film consiste à coordonner tous ces éléments malgré les tensions ou les conflits qui surgissent. Aujourd'hui, on peut dire que c'est mon film mais que ce fut un combat pour qu'il le devienne. Il y a donc deux raisons d'aller voir le film, le film en lui-même pour son déroulement romanesque en Grèce et en Belgique, et d'autre part par curiosité, en sachant ce qui s'est passé lors du tournage, pour découvrir comment on est arrivé à terminer le film. Pour moi, il y a une double lecture, celle du public innocent...

Jean-Paul Comart : ...et celle du public averti !
Frédéric Sojcher : Le public non prévenu est celui qu'on a eu au Festival de Rennes et qui était enthousiaste. Ils comprenaient clairement la relation entre la pièce de théâtre et les événements survenus en Grèce. Il y a donc une double lecture du film.

Jean-Paul Comart : La métaphore est très belle d'ailleurs, c'est là-dessus que j'ai accroché lorsque tu m'as appelé. On s'est vu. Tu m'as montré quelques images et puis tu m'as expliqué ce que tu voulais faire. Et cette aller-retour entre le théâtre - comme je suis comédien de théâtre ça me parlait beaucoup - et la vie par le biais du théâtre m'emballait. En plus c'était un défi, il fallait aller vite, il n'y avait quasiment plus de budget. C'était une histoire de fou avec un rôle comme je les adore, c'est-à-dire quasi injouable mais qu'il fallait néanmoins jouer.
Frédéric Sojcher : C'est un personnage qui a une existence en tant que telle avec ses émotions, ses souffrances.

Jean-Paul Comart : Voilà. Il n'est pas du tout plaqué. On ne peut pas dévoiler pourquoi sinon on détruit le coup de théâtre final. Je suis à cent pour cent impliqué dans ce qui se passe en Grèce...
Frédéric Sojcher : Et dans les rapports que tu as avec les comédiens. On sent qu'il y a un enjeu, qui est plus qu'une simple scène de théâtre. On sent que tu es passionné comme le sont certains créateurs, que tu évolues dans un monde qui t'appartient. Tu es arrivé à créer un personnage qui est dans la communication puisqu'il fait de la mise en scène et qui est aussi dans son univers. Du coup, on peut donc se demander si ce qu'on voit en Grèce n'existe pas uniquement dans ton imagination...

 

Jean-Paul Comart : ... Si ce n'est pas un fantasme traduit à l'image, un pur fruit de mon imagination. Et même les difficultés techniques dues aux soucis du début du tournage ont été intégrées. C'est ce qui est intéressant. Mon personnage est sourd. On comprend qu'il peut lire sur les lèvres parce qu'il a des problèmes d'appareil. Il fallait trouver quelque chose qui soit crédible pour pallier certaines scènes tournées en Grèce où il n'existait plus que le son témoin. Il fallait rendre à César ce qui est à César. La voix de l'acteur mais sans l'acteur. C'est ce qui m'a accroché justement. Le fait d'avoir trouvé un personnage qui est sourd mais qui va devenir la voix in de la scène.
Frédéric Sojcher : Ce qui me fascine chez toi, c'est la manière dont tu prends possession d'un personnage. Ça c'est toujours passé comme ça, sur les films que nous avons faits ensemble. Il y a une discussion entre nous sur le rôle et puis tu fais des propositions, comme ici celle de la pipe et des bretelles de l'Oncle Paul.

Jean-Paul Comart : Le comédien incarne son rôle dans le respect de la partition du metteur en scène...
Frédéric Sojcher : Lequel a une vue globale sur l'interaction des personnages ! Il faut donc qu'un rapport de confiance s'instaure pour voir à quel moment intervient le soliste et à quel moment tout l'orchestre joue ensemble.

Jean-Paul Comart : Je dirais même que les accidents du tournage nous ont rapprochés. Et l'urgence de la seconde partie du tournage - où j'avais une partition gigantesque puisque je devenais le trait d'union entre toutes les scènes grecques - nous a fait aller plus loin encore dans le travail. Nous avons été poussés dans nos derniers retranchements pendant ces dix nuits de tournage. 
Frédéric Sojcher : On a fait deux journées de lecture à l'italienne, avant le tournage.

Jean-Paul Comart : Voilà. Ça nous a permis de nous mettre le texte en bouche et de voir où nous allions. La préparation qui est capitale pour toute une équipe l'est aussi pour les acteurs. On se demande souvent pourquoi les acteurs américains sont aussi naturels mais les mecs ont un coach et répètent. Ce qui permet de tourner plus vite et de gagner du temps.
Frédéric Sojcher : Le film tient en grande partie grâce à ton personnage.

Jean-Paul Comart : C'est ce que tu m'as permis de faire. C'est ce que le rôle permettait de faire : être à la fois touchant et drôle au début du film. On a vu ça à Rennes. Les gens rigolent pas mal. Notamment dans la scène de pré-générique. Les gens étaient amusés de voir ce défilé d'acteurs avec ce metteur en scène qui leur pose des questions intimes ou provocantes pour voir ce qu'ils ont dans le ventre. Cela m'a amusé : jouer un personnage de théâtre au cinéma. À Rennes, lors de la projection du film, il y avait un beau jeu de miroirs puisque le film était projeté dans une immense salle de théâtre reconvertie pendant la durée du festival en salle de cinéma. C'était impressionnant !

Le personnage est un écrivain qui, étant également metteur en scène de théâtre, relate les faits qui se sont passés en Grèce, les donne au compte-gouttes aux comédiens pour exciter leur imagination et voir comment ils vont réagir par rapport à certains événements.
Frédéric Sojcher : De là, on part en Grèce où l'on découvre les personnages qui inspirent la pièce de théâtre et il y a une confrontation entre ce qui se passe en Grèce - et qui est raconté comme un thriller - et ce qui se passe sur la scène du théâtre. Je trouvais intéressant que les acteurs se posent des questions sur la vraisemblance de ce que vivent leurs personnages. Où est la vérité ? Est-ce la réalité ou sa représentation ?

Jean-Paul Comart :  Parfois la réalité dépasse la fiction. Certains acteurs sont plus crédibles dans un rôle que les personnes à qui c'est arrivé !
Frédéric Sojcher : À travers Regarde-moi, j'ai vécu l'écriture du film en trois temps. Le premier qui est celui du scénario, le second qui est celui du tournage et la troisième étape - qui, pour moi, est la plus passionnante et que j'ai passée avec Denise Vindevogel - est celle du montage où il fallait assembler trois moments du tournage. Le premier tournage en Grèce, le tournage à Bruxelles et le troisième en Grèce - nous y sommes retournés en équipe réduite avec Michel Baudour tourner les plans qui manquaient.

Jean-Paul Comart : Pour toi, le regard de la monteuse devait être d'autant plus important qu'il s'agissait d'un regard vierge sur la matière filmique. Certains disent que le son représente cinquante pour cent de l'image. Es-tu d'accord avec ça ?
Frédéric Sojcher : Ils sont indissociables ! En ce qui te concerne, ta voix est très importante dans le film. D'autant que si généralement tu apparais in, dans certaines scènes tu apparais in et off. Et ce qui nous touche souvent chez les comédiens, ce sont leurs voix.

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