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Amélie Van Emlbt, Dreaming Walls : Inside the Chelsea Hotel

Publié le 02/11/2022 par Fred Arends et Harald Duplouis / Catégorie: Entrevue

Le mythique Chelsea Hotel, lieu historique et prégnant de la contre-culture new-yorkaise des années 60,70 et 80, visité ou habité par de nombreux.se.s artistes, d'Oscar Wilde à Patti Smith, de Bob Dylan à Andy Warhol, d'Allen Ginsberg à Marilyn Monroe, est redécouvert aujourd'hui à travers ses derniers habitants dans ce documentaire passionnant et très juste. En rénovation depuis dix ans, le Chelsea Hotel est voué à devenir un hôtel de luxe et les locataires encore présents pour la plupart artistes et créateur.trice.s nous offrent leur quotidien et leurs histoires souvent merveilleuses, entre passé et présent. Rencontre avec Amélie Van Emlbt, l'une des co-réalisatrices.

Cinergie : Pourquoi avoir voulu revisiter ce lieu mythique qu'est le Chelsea Hotel ?
Amélie Van Elmbt : En fait, ce n'était pas une volonté d'aller filmer le Chelsea Hotel. C'est par hasard ! Nous étions à New-York avec Maya (Duverdier, ndlr) qui est une amie de longue date et co-réalisatrice du film. Mon film précédent et second long-métrage, Drôle de Père (2017), était présenté au festival de Tribeca. Les projections se passaient dans la même rue que le Chelsea Hotel. Souvent, je présentais le film, puis on se baladait dans la rue et on voyait l'hôtel. Et comme Maya m'avait offert le bouquin de Patti Smith, Just Kids (2010), quand nous étions très jeunes, elle a reconnu la façade et on s'est dit : «Bon, on rentre ! ». On a eu du mal à le reconnaître car il était caché par des échafaudages, on est rentrées et on a tout de suite vu Merle, l'un des personnages principaux du film, qui était là à l'accueil. On allait se faire mettre dehors car l'hôtel était fermé au public et Merle est venue vers nous, je l'ai invitée à une projection du film qu'elle a adoré et en contrepartie elle nous a dit « Je vais vous faire entrer à l'hôtel ». Car tu ne pouvais pas rentrer si tu ne connaissais pas quelqu'un qui y vivait. On a donc découvert l'hôtel grâce à elle. On a déambulé dans ces couloirs en travaux avec des ouvriers partout, on a compris qu'il y avait encore cinquante personnes qui y vivaient, plutôt âgées. Cela faisait dix ans que l'hôtel était en travaux et des personnes continuaient à y créer. C'est là que nous nous sommes dits qu'il fallait faire un film sur ce qui était en train de se passer dans l'histoire de l'hôtel. Le film n'est donc pas du tout anticipé ou prévu, c'est vraiment une rencontre qui a déclenché un désir de cinéma. Là, c'était la rencontre avec ce lieu mythique qui est complètement à l'opposé de ce qu'on imaginait et la rencontre avec Merle, une personne incroyable qui nous a fait entrer dans sa vie.

 

C. : Elle vous fait pénétrer dans son intimité mais il n'y a pas qu'elle, il y a d'autres intervenant.e.s. Comment s'est déroulée votre rencontre avec les autres locataires ?
A.V.E. : On avait vraiment pas envie de taper aux portes d'autant que ce sont des gens qui se font souvent aborder par des équipes de télé, etc. On n'était pas dans l'optique de capturer des récits. Au début, nous sommes avec une caméra 16mm, on suit Merle qui nous amène à des gens. Les gens nous rencontrent par hasard dans l'ascenseur qui a toujours fait partie de l'histoire du Chelsea. Les couloirs sont tellement larges qu'on peut s'y arrêter pour discuter... On a fait comme deux artistes résidentes qui prennent une chambre et on voit qui on va rencontrer. Par exemple, le sculpteur du film, Skye Ferrante, on l'a rencontré dans l'ascenseur un soir, il nous a invité à prendre un verre et c'est né comme ça. Puis, il y a des gens qui étaient curieux de notre présence et qui sont venus à notre rencontre. Et d'autres qui ne voulaient pas du tout s'engager avec nous. Nous souhaitions que cela soit le plus naturel, le plus organique possible. C'est donc au fur et à mesure que s'est construite notre présence à l'hôtel. Le film a pris quatre ans et demi à se faire. Et en tout, on est restées trois mois sur place, nous avions une petite chambre ou nous dormions chez des résidents. Nous étions vraiment disponibles pour la rencontre. On voulait donner un récit polyphonique pour ne pas imposer notre vision à nous du Chelsea et que cette vision soit celle des gens qui y ont vécu. C'est à travers leur récit que l'on peut donner une sensation de ce que peut être le Chelsea Hotel. On ne voulait pas aborder la période glamour uniquement, qui sont les récits populaires autour de l'hôtel mais plutôt montrer ce que c'est de vivre dans un hôtel comme celui-ci au quotidien, être artiste et y créer. Et sans être dans le jugement de valeur. Savoir si ce sont des artistes valables ou pas ne nous intéresse pas du tout.

 

C. : Il y a beaucoup de fantômes du passé qui surgissent dans le film avec ces nombreuses images projetées sur les murs, images mythiques.

A.V.E. : En commençant le projet, on a découvert plusieurs chambres qui venaient d'être vidées, il y avait toutes les couches de papier peint les unes sur les autres et on a pensé que cela pouvait servir de plateforme ludique pour faire resurgir les fantômes. Il y avaient plein de fissures et on s'est dit que c'est par les fissures que les images allaient apparaître. Et on a fait de vraies projections; on a accroché un projecteur à la caméra et on a essayé d'avoir la sensation que les images sortent des murs. C'était pour la partie visuelle. Pour la temporalité, on s'est vite rendu compte que le Chelsea est un huis-clos, un lieu figé et un peu intemporel car tout le monde vit dans le passé et le futur est incertain. On a essayé de montrer les vies d'aujourd'hui avec les images d'archives pour créer ce sentiment de suspension du temps.

 

C. : Il y a plusieurs textures d'images, vous passez de la pellicule au numérique. Comment avez-vous abordé ces différents formats ?

A.V.E. : Au début, nous ne savions pas que ça allait devenir un « gros » film et nous avons commencé en 16mm. Puis, vu l'intérêt que cela suscitait, ça valait la peine de faire venir une équipe. Un cadreur et un preneur de son sont donc venus nous rejoindre. Puis, il y a toutes les archives concernant l'hôtel que nous avons collectées, des télés du monde entier, du format VHS au 16 ou 8mm. On voulait mélanger ces formats de manière ludique pour exprimer le jeu entre passé et présent. C'était assez difficile car l'histoire du Chelsea s'est construite à travers ses artistes, connus ou moins connus, et leurs archives ne sont pas catégorisées, elles sont parfois introuvables. Il fallait trouver une manière juste de les incarner dans le film. On était comme face à un puzzle dont on ne connaît pas l'image finale, et on avance avec des petits bouts de pièces. On a monté pendant un an et à un moment, le film a trouvé son propre rythme et il faisait sens. Cela s'est passé de façon assez intuitive. Par exemple, les archives de Merle n'étaient pas digitalisées donc le film a été l'occasion de consolider ces archives. Il y avait des artistes très importants pour nous comme Nelson Sullivan, artiste de la scène gay de New-York des années 70-80 dont le travail est très peu montré et qu'on souhaitait visibiliser dans le film et bien d'autres. Il y a bien sûr une évocation des personnes célèbres, on ne pouvait pas les éviter mais le film raconte vraiment tous ces artistes moins connus qui ont fait le terreau fertile de l'hôtel. C'est grâce à ces artistes que l'hôtel a accueilli aussi des Patti Smith ou des Mapplethorpe qui ont rencontré des artistes du Chelsea. Aujourd'hui, on ne retient que l'histoire des « grands » et jamais on ne parle de celles et ceux qui ont pu rendre cela possible. Et comme en plus, l'hôtel est devenu un hôtel de luxe, celle ou celui qui y rentre doit avoir les moyens financiers pour y loger, ne fût-ce qu'une nuit. Cela crée quelque chose de lissé où il n'y aura plus cette mixité sociale incroyable qui a fait New-York et le Chelsea. Il fallait absolument filmer cela, que ce soit une archive collective de l'hôtel.

 

C. : Comment avez-vous introduit la problématique de la gentrification qui est l'un des enjeux du film ?  

A.V.E.: En fait, intrinsèquement elle y est. Les gens qui restent bénéficient de « rent stabilized », des loyers protégés par New-York et les propriétaires essaient soit de les déplacer, soit de les faire partir, soit attendre qu'ils meurent. On était aussi inspirées par le livre de Sarah Schulman, La Gentrification des Esprits (2012), qui raconte le New-York des années 80 où les homosexuels sont tombés malades du Sida et ont perdu la protection de leur loyer et ont été chassés et remplacés par les gens des banlieues. Cela a favorisé ce changement de population à New-York et ça été aussi un peu le cas à l'hôtel sauf qu'à l'époque, c'était encore un refuge. C'est par exemple l'histoire de Merle qui a perdu son bail et s'est réfugiée à l'hôtel.  

 

C. : Le film est produit par Martin Scorsese. Pouvez-vous nous dire deux mots sur cette collaboration ?  

A.V.E . : C'est un rapport d'amitié que j'ai construit avec lui depuis mon premier long-métrage. Du coup, il avait aussi produit mon second long-métrage. Et là, ce n'était pas prévu car notre collaboration se fait plutôt sur la fiction mais comme c'est un film à New-York, je le lui ai envoyé pour avoir son opinion et c'est lui qui m'a proposé. Il a aimé le film et trouvait important que les gens le voient. Il est très peu intervenu sauf au début, lorsqu'on a commencé à faire le film, comme je connais son équipe, je leur ai demandé de l'aide, pour les archives et notamment pour la numérisation de celles de Merle et de pouvoir les conserver à un endroit. Comme Scorsese est très concerné par tout ce qui est archives du cinéma, il nous a donné un coup de main de ce côté-là.

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