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Laure Portier, réalisatrice de Soy Libre

Publié le 14/09/2022 par Kevin Giraud et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Tourné sur près de quinze ans, Soy Libre de Laure Portier sort aujourd'hui dans les salles belges. Un documentaire poignant sur une vie, ou plutôt une trajectoire, celle de son frère Arnaud, avec qui la réalisatrice a tourné le film. Rencontre lors d'une matinée pluvieuse bruxelloise, l'occasion d'en apprendre plus sur cet objet filmique pluriel doublé d'un beau récit de vie, tout en finesse.

Cinergie : Revenons d'abord aux sources : pourquoi faites-vous du cinéma?

Laure Portier : Tout commence par un désir de raconter des histoires. Et le cinéma, de par sa nature, vient mobiliser d'autres outils que les simples mots. C'est par là que je suis arrivée à ce moyen d'expression, après des études de lettres. Ce n'est pas vraiment un hasard, mais je pense que cette envie s'est précisée au fur et à mesure. À l'origine, j'ai un parcours en images, et la réalisation et l'écriture sont venus par la suite. Il m'a fallu un peu de temps avant de maîtriser ces codes, et de poser les bases des objets que j'avais à faire.

 

C. : Comment avez-vous démarré le projet de Soy Libre?

L.P. : Il y a deux temps de départ. Le premier, en 2005, coïncide avec mon entrée à l'INSAS. J'emprunte une caméra à l'école, je vais voir mon frère avec cette idée de faire du cinéma ensemble, sans avoir encore de plan en tête. Avec les années, le projet s'affine, et en 2012 je vais le retrouver à sa sortie de prison, dans le but de concrétiser ce film, et l'envie d'aller vers une œuvre sur grand écran. Ce qui signifie soumettre des dossiers, passer en commission, et réellement défendre le film que l'on veut réaliser.

 

C. : Dès l'origine, vous aviez déjà ce dispositif en tête?

L.P. : Ce qui était le plus évident pour moi à l'origine, c'était d'intégrer les dessins de mon frère. L'idée d'incorporer ses images est venue plus tard. Une chose est sûre, c'est qu'Arnaud avait deux envies : travailler avec sa sœur, et raconter son histoire.

 

C. : La question du rapport aux images est transversale dans Soy Libre. Comment vous placez-vous en tant que cinéaste et fabricante d'images?

L.P. : Je pense que cela dépend de nombreux facteurs. Pour commencer, cela est fonction de la personne qui est filmée. Comment on lui donne corps en cinéma, où est-ce que l'on place notre regard et qu'est-ce que l'on veut transmettre au spectateur. De manière plus générale, la création de mon univers se fait sur la durée, au travers de mes expériences et des films qui me nourrissent. En tant que cinéaste du réel, il n'est pas possible de plier celui-ci en quatre, il est ce qu'il est. Bien sûr, de mon côté j'ai des désirs et des intérêts, et je tends à ce que l'on se dirige vers ceux-ci. C'est là qu'on pourrait intégrer la notion de "mise en scène". Mais avec Arnaud, tout est passé par la négociation. Cela dit, c'est quelque chose qui se retrouve dans notre relation, et dans les relations humaines en général.

 

C. : Vous évoquiez des inspirations cinématographiques ?

L.P. : Oui, à de nombreux endroits différents, et autant dans la fiction que dans le documentaire. Gigi, Monica et Bianca de Benoît Dervaux et Yasmina Abdellaoui m'a par exemple appris que lorsqu'on réalise des films sur des trajectoires de vie et qui impliquent le réel, ce sont souvent les protagonistes qui mettent un terme au récit. Et ça a été le cas avec Arnaud également, et je pense qu'il a placé celui-ci au bon moment. Du côté de la fiction, ce sont plutôt les alliances hors du temps, les espaces hors du réel qui me fascinent. Walkabout de Nicolas Roeg, un rituel initiatique impliquant un frère et une sœur perdus dans le désert australien. Ou encore Sailor & Lula de David Lynch, pour cette réponse toujours très physique et très violente à des émotions, des frustrations. Ce sont des univers de cinéma qui me nourrissent.

 

C. : Vous devez avoir des centaines d'heures de rushes…

L.P. : Pas tant que cela. Il doit y avoir une quinzaine d'années d'images au total, mais la majorité viennent d'une période de huit ans, pour un total de 80 heures. Donc pas vraiment plus qu'une fiction. Je ne tourne pas beaucoup, je préfère refaire les séquences, et me focaliser sur les choses que je préfère obtenir jusqu'à ce que je les obtienne. On met aussi très vite à la poubelle, enfin dans mon cas. S'en sont suivies douze semaines de montage, que j'ai réalisé seule. Tout comme l'écriture du dossier, cette étape était la mienne, Arnaud n'y a pas été convié.

 

C. : Et est-ce qu'il a apprécié le film?

L.P. : Pas que (rires). Il est critique, avec beaucoup d'amour bien sûr, mais il avait des choses à redire. Au-delà du fait de découvrir le film fini, il découvrait aussi mon point de vue sur quinze années de son histoire. Ses critiques portaient plutôt sur l'objet cinéma, il était plus tendre avec ce qu'il avait à découvrir de sa propre histoire.

 

C. : Et de votre côté, que retirez-vous de cette expérience?

L.P. : J'étais très contente de l'avoir fini. Je ne sais pas si d'ici dix ans je le remonterai de la même manière ou si j'en tirerai le même objet. Mais à cette époque de ma vie, c'est le film que je voulais faire.

 


C. : Quelles sont les scènes qui vous ont le plus marquée?

L.P. : La séquence du scooter, d'une part. Elle raconte toute notre relation. Comment chacun prend sa place, comment sa mise en scène se confronte à la mienne, le tout dans un décor extraordinaire. Et la seconde, c'est celle avec ma grand-mère. On découvre l'intériorité d'Arnaud, et cela le rend plus grand, plus complexe. Avec une ouverture sur plein de choses.

 


C. : Qu'est-ce que vous vouliez transmettre en racontant cette histoire?

L.P. : L'histoire d'une trajectoire. Ce qui m'intéresse dans le cinéma, c'est ce qui n'est pas figé, ce qui mue. Que ce soit le regard qu'on a sur quelqu'un qui se transforme, ou la personne elle-même. Indépendamment de cette histoire, c'est cela dont j'avais envie, déplacer le regard. Ici en particulier, ce récit parle d'une injustice qui demandait réparation, et il s'y passe de nombreuses choses que je n'avais même pas osé écrire. Parallèlement à cela, il a fallu concilier avec les envies d'Arnaud, ou son absence d'envie justement. Mais lorsqu'au début du film, il raconte son histoire, c'est quelque chose dont il avait extrêmement besoin. En ce sens, il a dépassé mes attentes, et cela m'a grandement influencé dans la construction du récit.

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