Cinergie.be

« Mes films questionnent toujours la voix, l'oralité, et la manière dont le cinéma peut être un espace où on peut enfin écouter »

Publié le 25/11/2024 par Katia Bayer et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

« Mes films questionnent toujours la voix, l'oralité, et la manière dont le cinéma peut être un espace où on peut enfin écouter »

Son premier long-métrage, Kouté vwa programmé à Locarno cet été dans la séance Cineasti del presente s’intéressant aux cinéastes émergents, y a obtenu le Prix spécial du Jury CINÉ+ ainsi qu'une Mention spéciale du jury First Feature. Maxime Jean-Bapstiste, réalisateur guyanais ayant grandi et vécu en France, vivant depuis quelques années en Belgique, a présenté le mois passé son film au Festival de Gand, après un passage au FIFIB de Bordeaux et avant celui de Cinébanlieue à Paris. Entre fiction et documentaire, son film évoque la vie en Guyane après la mort de Lucas, son petit cousin, figure locale, et le quotidien de ses proches. À l’occasion de la projection du film à Gand, le réalisateur revient aussi sur son court-métrage Écoutez le battement de nos images (présélectionné aux César 2023), le pouvoir de la fiction et l’intérêt des festivals.

Cinergie : Écoutez le battement de nos images, co-réalisé avec votre sœur Audrey mêle des images contemporaines et d’archives à travers le regard d'une jeune femme sur la création d’une base spatiale en Guyane. On retrouve des similitudes avec votre premier long-métrage. Pourtant, les deux projets sont complètement différents. Quel est votre ressenti ? 

Maxime Jean-Baptiste :  Le film que j'ai co-réalisé avec Audrey Jean-Baptiste, ma sœur, Écoutez le battement de nos images, traitait d’un sujet qui nous était lié, mais pas directement, puisque des amis de ma famille avaient été expropriés lors de la construction d’une  base spatiale en Guyane dans les années 60. Nous, on voulait vraiment essayer de traiter ce projet historique, mais à travers un regard intimiste. On s’est basé sur plusieurs documents et l’histoire. On voulait vraiment créer quelque chose de très personnel et ça nous a pris du temps. 

C'est une démarche qui est restée jusqu'au long métrage, Kouté vwa, qui traite d'une histoire qui a marqué la Guyane : le meurtre de Lucas Diomar qui s'est produit en 2012. Il y a eu beaucoup de reportages, de documentaires sur cet événement. Il y a aussi eu des marches blanches et même des associations qui ont pris naissance à partir de là, notamment dans le quartier Mont-Lucas où se déroule une grosse partie du film.

Ce film s’intéresse à ma famille. Le garçon dont je parle dans le film et qui est décédé, c'est mon petit cousin. Avec ma sœur, on a voulu conserver un regard intimiste sur cette histoire et en même temps créer une certaine distance, car on était parfois trop proches des événements. En fait, il y a des liens assez évidents avec Écoutez le battement de nos images, puisque je réutilise des images d'archives et qu’on garde le côté intimiste, mais le traitement, lui, est bel et bien différent.

 

 

C. : Est-ce que c'est parce qu'il y avait cette proximité familiale et émotionnelle que vous avez eu recours à la fiction ? 

M J-B. : Absolument. L'idée du film, au départ, c’était de faire un documentaire très classique. J'ai commencé par des interviews avec ma tante Nicole, qui est l’une des protagonistes du film. Je voulais savoir comment elle avait fait pour vivre avec la mort de son fils Lucas. Puis, j’ai fait des images de témoins, d'amis de Lucas. Plus on avançait dans le projet, plus des personnages sont arrivés dans le film, comme Yannick, un ami de Lucas, mais aussi et surtout Melrick, son neveu, qui est le protagoniste principal du film. Progressivement, on a vu un potentiel de fiction, au sens où il y avait un jeu qui devenait très intéressant. Dans le film, par exemple, il y a une scène où Nicole est filmée dans une voiture. Elle m’avait déjà raconté qu'elle avait rencontré l’un des tueurs de Lucas, et qu'elle avait failli le tuer. Elle me l'avait dit, mais sous la forme d’une interview. En réécrivant le film, notamment avec Audrey, on s'est dit que dans la fiction, il y avait un potentiel beaucoup plus large à explorer parce qu'il y avait une forme de tragédie dans cette histoire. Et cette tragédie-là, on pouvait parfois plus la ressentir lorsqu'on était dans un registre purement narratif. C’est quelque chose qui a vraiment marché. Les trois personnages, au centre du film, se sont retrouvés plus libres en se disant qu’ils jouaient parfois un rôle, ça leur permettait de créer une distance aussi. Ce n’était pas juste eux, nus, qui transmettaient des émotions, c’était aussi des personnages qui pouvaient parler à d'autres personnes qui avaient peut-être vécu la même chose qu’eux. 

Dans la version finale, il n'y avait aucun dialogue grâce à tout ce processus documentaire que j'avais pu accumuler des histoires, des anecdotes. Par contre, ce qu'il a fallu construire avec Audrey, notamment, à l'écriture, c'était vraiment les bases narratives : telle séquence, tel endroit. C’était vraiment des bases un peu larges de narration, mais à l'intérieur, tous les mots qui étaient prononcés, toutes les manières de bouger étaient vraiment assez libres.

 

 

C. : Votre court-métrage s'appelle Écoutez le battement de nos images. Le long-métrage a comme titre Écouter les voix en français. La notion d’écoute revient de film en film. Dans la vie de tous les jours, pourquoi est-ce que c'est important pour vous de faire attention à l'autre ? 

M J-B. : C'est vrai que la notion d’écoute est très présente dans le film. La traduction directe de Kouté vwa est «Écoute les voix». Ça s'adresse surtout à Melrick, le personnage principal. Pour Écouter le battement de nos images, c'était presque une sorte d’injonction : écoutez cette histoire qui s'est produite, puisque vous ne l'écoutez pas assez. Pour Écoute les voix, c'est plus une invitation, c’est peut-être plus doux. Mes films questionnent toujours la voix, l'oralité, et la manière dont le cinéma peut être un espace où on peut enfin écouter.

 

C. : Vous parlez d’oralité. En Guyane, il y a cet intérêt pour la transmission orale, pour les récits. Par moments, on n'a pas d’images. J'ai un peu l'impression que vous vous concevez avec votre sœur, comme des héritiers de tradition, et qu'en même temps, vous essayez aussi d'apporter votre propre langage dans le cinéma. 

M J-B. : Absolument. Il y a vraiment un rapport à l'oralité qui est très fort en Guyane, mais aussi dans les Antilles, notamment à travers le créole qui est vraiment une langue, pour moi, purement orale, qui se reconstruit sans cesse. Mais c'est vrai que nous, Audrey et moi, on a aussi une certaine distance avec tout ça, car on a grandi en France. On est aussi un peu étrangers à la réalité guyanaise. C'est vrai que le cinéma, autant pour elle que pour moi, a représenté des formes de portes d'entrée, pour exprimer des formes de distance. Si je prends Melrick comme personnage principal, ce n'est pas par hasard, puisque lui aussi a une forme de distance avec les événements. Ce n’est pas expliqué directement, mais il ne vient pas directement de Guyane, même s’il y a passé du temps. Il a aussi grandi en France, donc il a une forme de distance, qui peut être productive de discours, de choses, et qui crée aussi un rapport particulier au monde.

 

C. : Quelle est l'importance accordée au son et à la musique dans votre film ? 

M J-B. : Le rapport au son et à la musique est très important dans le film, à commencer par le tambour. Au début du film, on voit Melrick en train de répéter, et ensuite, il y a deux séquences assez importantes. On entend le tambour qui est pratiqué en groupe. Il se lie déjà à Lucas, qui est celui qui est décédé, qui était un tambourin très important, et puis le tambour, c'est un espace de connexion aussi pour Melrick, qui lui permettra de se reconnecter avec le rythme, la culture du pays. C'est un espace d’ouverture auquel on a voulu laisser une place importante.

 

C. : Ce qui m'a frappée aussi dans votre film, c'est la jeunesse. Comment s’empare-t-elle du cinéma en Guyane ? De quelle façon endossez-vous une responsabilité que vous n’avez pas demandée ? 

M J-B. : C'est hyper intéressant. Effectivement, la question de la jeunesse est au centre du film. On est beaucoup avec des jeunes qui ont un rapport très fort, aussi, à leur propre image. Ils maîtrisent leur propre téléphone, sont dans la spontanéité. Je voulais vraiment laisser un espace à ce qu'ils s’expriment. C'est pour ça aussi que je ne voulais pas vraiment de scénario précis. C’est vrai qu'il y a beaucoup de films qui représentent la jeunesse, notamment ce type de quartier ou de pays, parfois avec un regard un peu figé. On a l'impression que des jeunes sont là pour endosser quelque chose, parfois de lourd qui ne les représentent pas. Moi, je voulais vraiment laisser un espace de liberté, et qu'on ne soit pas seulement en prise avec la violence. La violence, elle est là dans le film, mais le quotidien de ces jeunes, ce n’est pas que ça. Les médias veulent faire croire qu'il n'y a que de la violence là-bas, mais s'il n'y avait que ça, tout le monde s’entretuerait. Il y a aussi de la vie, il y a plein de choses. Quand je présente ce film, parfois, on me dit que c'est vrai qu'on ne voit pas beaucoup la Guyane représentée de cette manière. Du coup, Audrey et moi, on se retrouve à un endroit où on doit représenter ce pays, et moi, j'ai des problèmes avec ça puisque je n'ai pas fait ce film pour représenter la Guyane. J’ai fait ce film pour parler d'une histoire qui m'est chère, avec une certaine manière de la raconter. Ça parle d'une Guyane, mais pas de toute la Guyane. La Guyane est tellement complexe, il y a tellement de territoires qui ont leur propre réalité, mais moi, je revendique aussi le fait que j'ai grandi en France. Je me sens Guyanais, mais pas totalement en même temps.

 

C. : Le film n'est pas co-produit  par la Guyane ? 

M J-B. : Il est co-produit par la France et la Belgique, mais on a eu une aide de la région Guyane.

 

C. : Par rapport aux jeunes qui auraient envie de faire du cinéma, est-ce que vous sentez que les choses évoluent ? 

M J-B. : Pour les jeunes en Guyane qui veulent faire du cinéma par rapport à il y a 10 ou 20 ans et peut-être même avant, je pense que c'est de plus en plus intéressant. Il y a de plus en plus de projets de films qui se font sur le territoire, de plus en plus d'ateliers, et de plus en plus de techniciens qui sont formés, qui parfois partent en France, mais qui reviennent. Ça commence vraiment à se développer davantage.

 

C. : En parlant d'atelier, j'ai vu que vous avez participé à un atelier du groupe Ouest en France qui s'appelle « Scénario, Puissance et Âme ». Qu’est-ce que ça veut dire exactement ? En quoi ça vous a aidé d'y participer ? 

M J-B. : La première grosse aide de production qu'on a eue, c'était avec la Fédération Wallonie Bruxelles. On a eu l'aide aux productions légères qui est une aide assez récente, mais qui est utile pour des premiers ou seconds films, avec des équipes légères. On a travaillé avec très peu de techniciens. Pour nous, c'était parfait. En plus, les autres films qui ont bénéficié de la même aide que moi, la même année, entretiennent aussi ce rapport un peu hybride entre fiction et documentaire. L’aide nous a permis de suivre un workshop au sein du groupe Ouest qui s'est déroulé sur deux sessions. Il y a la sélection annuelle et nous, on a suivi le workshop « Scénario, Puissance et âme ». Effectivement, le nom est un peu impressionnant. On a travaillé avec deux intervenants qui sont des scénaristes français qui travaillent sur de la fiction ou des séries. C'était un travail avec eux, mais aussi avec d'autres réalisateurs et réalisatrices. Il y a eu beaucoup de discussions, le but pour moi, c’était d'ouvrir les potentiels de fiction du film. Ça m'intéressait parce que j'avais fait déjà des ateliers documentaires, mais là, c'était le premier où je me concentrais vraiment sur la fiction. Ça a vraiment ouvert des voies de réflexion.

 

C. : Le film a fait sa première à Locarno. Qu’est-ce que vous sentez comme différence par rapport aux festivals de courts ? En quoi est-ce important pour le film, pour vous, de passer par cette case festival ? 

M J-B. : C'est vrai que les festivals, c’est principalement les endroits où l’on peut rencontrer un public, où l’on peut avoir des discussions. C'est là où le film vit, principalement. Il y a la possibilité de la télévision, mais c'est très compliqué avec nos commanditaires. Le contrat ne permet pas tout ce qu'on veut faire. Après, il y a les plateformes en ligne, mais je pense que les festivals, c'est l'espace le plus vivant. Pour le court-métrage, c’est parfait. Pour le long-métrage aussi, le festival offre des moments précieux de rencontres avec des publics, qui sont différents de la sortie en salle. Ce sont des moments où plein de réalisateurs se rencontrent. C'était super d'avoir une première mondiale à Locarno, puisqu'on a rencontré plein d'industriels, de producteurs, d'autres réalisateurs. Locarno, c'est un festival vraiment particulier, puisque les programmateurs sont ouverts à des films très bien produits, mais aussi à des petites productions comme la nôtre. Ils les mettent un peu au même niveau, je trouve ça vraiment super. On ne se sent pas mis à l'écart, ce qui peut arriver dans d'autres festivals de ce genre. Pour le coup, c'était vraiment une belle expérience.

Tout à propos de: