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Kilian Riedhof, Vous n'aurez pas ma haine

Publié le 15/11/2022 par Katia Bayer et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Kilian Riedhof : « Le deuil agit sur le corps qui lexprime de sa propre manière »

À l’origine, il y a un post sur Facebook par Antoine Leiris, suite à la mort de sa femme, Hélène, touchée par les balles du Bataclan. Antoine a un fils en bas âge et ne veut pas céder à la haine gratuite qui aurait pu le guetter à cause de sa tristesse, sa colère, son incompréhension, sa solitude dans la douleur. Il écrit son mot sur le réseau social, le message est commenté et partagé à souhait. S’ensuivent des interviews télé pour des chaînes nationales et internationales. Antoine Leiris écrit par la suite un livre qui porte le même intitulé : Vous n’aurez pas ma haine. Pas loin, à Hambourg, en Allemagne, Kilian Reidhof, un cinéaste ayant déjà signé plusieurs longs, découvre le post et l’histoire d’Antoine Leiris. Il réalisera, plusieurs années plus tard, un film qui porte encore le même nom, librement inspiré de l’histoire du père de famille devenue monoparentale. Vous n’aurez pas ma haine, le film porté par un Pierre Deladonchamps investi, était cet été à Locarno. Il était également projeté cet automne au FIFF. Il sortira début novembre en Belgique.

 

Cinergie : Nous gardons tous une mémoire vive des événements du 13 novembre. Quels sont vos souvenirs personnels de ce moment ?

Kilian Riedhof : Je m’en souviens parfaitement. J’étais à Hambourg, ma ville natale et je nai pas regardé le match de foot qui avait lieu ce soir-là (je ne sais pas pourquoi alors que je suis fan). Mais jai vu à la télévision quil se passait quelque chose et jai regardé sur Internet. Ce nouvel événement nous a tous choqués, c’était terrible. Que Paris, la plus belle ville dEurope, la ville de la culture, de la liberté, ait été attaquée… Je nai pas dormi de la nuit.

 

C. : Cest difficile de semparer dun sujet aussi vif et récent. Comment et quand vous est venue lidée d’en faire un film ?

K. R. : Jai eu une première impulsion quand jai lu le livre dAntoine Leiris, un livre court qui ma bouleversé. Je pouvais tout à fait midentifier à ce quil raconte de la vie de famille, parce que jai une fille du même âge environ, mais aussi en tant qu’être humain et citoyen européen. Cest là que le projet a commencé à se dessiner. Quelques perspectives de lhistoire mintéressaient : il ma semblé juste de raconter lhistoire en montrant limpact du terrorisme sur la partie la plus intime de notre vie, la plus privée. Cest une chose de parler de terrorisme de façon politique, de la façon dont le combattre, mais c'est autre chose de parler de la vraie signification des effets du terrorisme pour les familles.

Si jai fait ce film, il y a une autre raison. Après les attaques, jai pris le métro à Hambourg. Jai vu quelquun à côté de moi et je me suis senti inquiet. Ça a changé ma façon de voir le monde. Ce gars était innocent mais javais peur. Ce que le terrorisme veut créer dans nos sociétés, cest la peur. Les terroristes veulent quon quitte les lieux publics, quon senferme chez soi. Cest important de retrouver le chemin vers le public, vers la politique et lunité. Pour répondre au terrorisme, il faut retourner dans la vie culturelle, au cinéma par exemple. La réponse à donner au terrorisme, cest quon ne se cachera pas, quon est de retour. On ne peut pas se permettre davoir des pensées haineuses avec tout lamour quon a, quon doit donner.

 

C. : Croyez-vous que le film peut être une façon de faire venir les gens au cinéma, de discuter entre eux et de dépasser la peur ? Nous ne sommes pas si loin de ces événements traumatisants.

K. R. : Un an après lattaque, nous étions trop proches pour bien comprendre. Même six ans après, cest toujours très frais à Paris. Il y a eu le procès (du Bataclan) et les gens parlent encore beaucoup de ce sujet. Paris est un lieu traumatisé et cest difficile de sen séparer. Aujourdhui, jai trouvé le moment juste pour commencer à réfléchir là-dessus. La culture doit refléter ce qui sest passé pour le dépasser et sen séparer.

Jattends avec impatience la réaction du public français lors de la sortie, savoir comment ils vont voir ces événements traités au cinéma. Mon film nest quun essai pour raconter cette histoire dun point de vue choisi. À Paris, tout le monde a sa propre histoire à propos de cet événement. Dès le début, je savais quil fallait prêter attention à ne pas trop expliquer ce quil sest passé parce que les gens savent déjà tout.

 

C. : Vous avez travaillé avec des Français, des Belges et des Allemands sur le tournage. Tout le monde se sentait donc connecté aux événements. Comment avez-vous travaillé avec votre équipe, avec la barrière de la langue, d’autant plus que les trois territoires ont été touchés par des actes terroristes ?

K. R. : C’était clair dès le début que ce film devait être tourné en français, cest spécifique à lhistoire de la France. Jai appris la langue pendant deux ans, nous avons écrit les dialogues en allemand et nous avons travaillé avec des auteurs français pour les traduire au mieux. Sinon, on communiquait en anglais, à propos de nos souvenirs, des histoires derrière les scènes. Ce nest pas un film entièrement fondé sur les dialogues, cest à propos de ce qui se passe à lintérieur. C’était important de trouver des moyens différents de travailler avec les acteurs. Le plus important pour moi, cest le langage du corps. Le deuil agit sur le corps, qui lexprime de sa propre manière.

La culture française est très différente de la culture allemande, surtout en ce qui concerne la vie familiale, le petit-déjeuner, le coucher des enfants, la façon de se comporter avec eux. C’était très important pour nous deffectuer des recherches, pour comprendre les différences. Jai été accompagné sur le tournage pour maider à comprendre ces différences. On me signalait quand quelque chose sonnait faux.

 

C. : Comment avez-vous travaillé avec Pierre Deladonchamps et Antoine Leiris ? Comment vous êtes-vous rencontrés et pourquoi avez-vous porté votre choix sur Pierre pour incarner Antoine ?

K. R. : Jai rencontré Antoine deux fois. La première fois, avec un producteur à propos des droits ; la deuxième fois, pour des recherches avec mes co-scénaristes. Il nous a raconté tout ce quil pouvait avant de nous expliquer quil ne voulait pas faire partie du processus et quon était libre avec son sujet. Cette liberté signifiait aussi beaucoup de responsabilités. Nous avons découvert quil était passé à la télévision seulement trois jours après lattaque. Nous avons dabord trouvé ça étrange parce que très rapide. Puis, on a pensé que, peut-être, ça lavait aidé dans les premiers jours du deuil. On a senti quon n’était pas en position de faire un jugement à ce propos. Il ny a pas de modèle pour le deuil.

Et à propos de Pierre, c’était la première proposition de mon directeur de casting parisien. Jai vraiment senti que c’était le bon parce quil ressemble à Antoine, non pas dans lapparence mais dans l’âme. Il y a une partie très intellectuelle et académique dans leur personnalité. Il y a de lironie et de la distance dans leur essence, mais aussi beaucoup de chaleur quils cachent. La ressemblance était là et c’était le seul choix possible. Plus on tournait, plus Pierre lui ressemblait. Cest une façon de développer le personnage qu’on ne peut pas prévoir et préparer.

Les deux ne se sont jamais rencontrés. Antoine ne voulait pas tellement explorer sa propre vie. Il était déun peu trop célèbre. On le reconnaissait dans la rue et il ne voulait pas devenir un héros public. Il préférait se retirer et se protéger. Nous lavons un peu contacté par messages, par téléphone. Il était très content du choix de Pierre parce quil trouvait que c’était le bon choix, il pouvait sidentifier avec lui. À mon grand soulagement, il a pu sidentifier au film et il a été beaucoup ému ; il a vu sa propre vie avec toute son ambivalence.

 

C. : Pourquoi ce titre ?

K. R. : Cest le titre du livre. Il me semblait juste. Cest propre à lhistoire, la haine. Dans le post Facebook dAntoine à lorigine du livre, on ne peut pas répondre à la haine par la haine parce que ça empire. On le voit vite sur Internet, un commentaire haineux en entraîne un autre et ainsi de suite. Ce quil dit dans le post, cest que nous devons trouver une nouvelle façon plus humaine de répondre à la haine. Cest pourquoi le post a été écrit et cest pourquoi nous avons fait le film. Si vous voulez protéger votre culture du terrorisme, vous devez dabord bien vous connaître, vous, votre pays, votre culture, vos proches.

 

C. : « L’écriture na pas de vertu thérapeutique, mais cest une parenthèse dans le chagrin » : cette phrase prononcée dans le film me semble en être un bon résumé. Comment avez-vous travaillé l’écriture du scénario ?

K. R. : Dans le post dAntoine, on lit que l’écriture signifiait pour lui l’idée de dompter les sentiments de désespoir et de haine. Dans l’écriture, on sinterdit daller trop profondément dans ces sentiments et cest une façon de répondre artistiquement à ces événements. La haine est à lintérieur de nous mais la question nest pas de la nier, car cest impossible, mais dagir sans son emprise. Nous devons nous corriger quand nous dépassons la frontière entre sentir la haine et agir sous son emprise. L’écriture, comme la réalisation dun film, peuvent aider à se concentrer et à se détacher dune société haineuse.

 

C. : Quand vous travaillez sur un sujet aussi sensible, il faut être tout à fait précautionneux. Il faut prendre son temps.

K. R. : Il faut trouver la bonne perspective. On peut réaliser un film à propos de l’événement mais ce ne sera pas forcément le bon moment si cest trop tôt parce que trop actuel encore. Un film ne peut pas rendre correctement compte des événements sils sont arrivés trop récemment. Le temps vous dira quoi développer. Il sagit surtout de construire un point de vue et ça demande du temps. Des choses qu’on ne savait pas peuvent apparaître.

 

C. : Est-ce que vous enseignez en Allemagne ?

K. R. : Oui, de temps en temps, à luniversité de Hambourg où jai fait mes études. Cest une bonne chose parce que jadore transmettre aux plus jeunes, cest comme être un parent. Cest très important. Et je le vois comme une partie de la transmission de notre culture, de notre savoir.

 

C. : Et quavez-vous appris des dernières générations ?

K. R. : Jai eu de très bons professeurs. Ce qui m’a marqué, c’est la question de l’intensité, l’idée de réaliser sans se restreindre, de sinvestir entièrement dans un film, corps et âme, de se laisser dépasser par le matériel filmé. Aujourdhui, cest vraiment un objectif pour moi de plonger profondément dans le film afin de me sentir envahi. Cest à ce moment que ça devient authentique, immédiat, inévitable.

 

C. : Vous avez travaillé avec des psychiatres sur le tournage de Vous n’aurez pas ma haine. Pourquoi ?

K. R. : Je fais ça sur tous mes films. Je pense que les psychiatres ont de très bonnes connaissances sur les comportements. Vous en avez toujours besoin parce que vous travaillez avec des âmes humaines, surtout à propos d’événements traumatiques. C’était absolument nécessaire de travailler avec un psychiatre parce que je ne connais pas exactement toutes les étapes du deuil. Au début, on essaye de survivre en disparaissant mais les jours passant, la perte physique se fait sentir et on doit laffronter. C’était très intéressant, même pour travailler les petites scènes. La grande question restait tout de même : comment dépasser la haine, un sentiment si fort ? On ma dit qu’on peut la peut dépasser si on a un objet de désir. Dans la situation d’Antoine, cest son enfant. Il parvient à dépasser la haine par lamour, par un amour très concret pour son fils. Il est toujours difficile de construire une relation avec ses enfants, de communiquer avec eux. La bonne réponse à adopter face au terrorisme est de jouer avec nos enfants comme la écrit Antoine dans son post.

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