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50/50 - Les enfants du Borinage de Patric Jean

Publié le 02/04/2021 par Anne Feuillère et Sarah Pialeprat / Catégorie: Dossier

En juin 2017,  la Fédération Wallonie-Bruxelles organisait l'Opération "50/50, Cinquante ans de cinéma belge, Cinquante ans de découvertes" qui mettait à l’honneur 50 films marquants de l’histoire du cinéma belge francophone. Ces films sont ressortis en salle pendant toute une année et de nombreux entretiens ont été réalisés avec leurs auteurs. Le site internet qui se consacrait à cette grande opération n'étant plus en activité, Cinergie.be a la joie de pouvoir aujourd'hui proposer et conserver tous ces entretiens passionnants où une grande partie de la mémoire du cinéma belge se donne à lire.

 

Philologue de formation, Patric Jean a réalisé des films pour le cinéma et la télévision avec un grand engagement, souvent provoquant la polémique sur des questions politiques et sociales. Il est également l'auteur d'installations, de films pour un spectacle de cinéma danse et d'expériences transmédias. Il a publié deux livres : Pas client, plaidoyer masculin pour abolir la prostitution et Les hommes veulent-ils l'égalité? Ses prises de positions publiques en font un acteur médiatiquement engagé sur des thèmes comme l'égalité femme-homme, les questions sociales, la prison,la prostitution, l'exclusion sociale, le masculinisme... Il donne de nombreuses conférences sur ces thèmes de prédilection.

50/50 - Les enfants du Borinage de Patric Jean

Anne Feuillère et Sarah Pialeprat : D'après vous, pourquoi Les Enfants du Borinage est-il considéré comme un film important ?

Patric Jean : Je n'en sais rien... Évidemment, la référence directe à Henri Storck et à Joris Ivens inscrit ce film dans une histoire du cinéma, ainsi que dans une tradition : celle du documentaire social en Belgique. Cette tradition, je l'assumais d'ailleurs complètement à l'époque, et à tous les niveaux : qu'il s'agisse du choix de la voix off, du style de montage, des références au film de Storck qui datait de 1933... C'est volontairement que je voulais que le film s'inscrive dans cette filiation d'un certain documentaire belge typé. 

 

A.F. et S.P. : Après presque 20 ans, ce film conserve t-il une place particulière pour vous ?

P.J. : C'est mon tout premier film. Pour beaucoup de cinéastes, je pense que le tout premier film représente quelque chose de très important, d'autant plus lorsqu'il rencontre un public, des prix et connaît un grand retentissement, ce qui a été le cas ici. Et puis, je dois dire que c'était aussi un film très intime, très personnel pour moi et je pense que si je devais n'en garder qu'un, ce serait celui-là, malgré toutes ses maladresses et ses approximations. D’ailleurs, les gens m'identifient à ce documentaire, c'est certain. L'INA a sorti un coffret avec trois de mes films en 2014 et les gens me parlent d'abord des Enfants du Borinage. Le rapport émotionnel à ce film est très fort.

 

A.F. et S.P. : Quelles ont été les réactions, à l'époque ?

P.J. : Tout d'abord, énormément de gens ont été choqués en Belgique, en Wallonie. Ils ne comprenaient pas : ils découvraient une réalité sociale proche d'eux, mais dont ils n'avaient pourtant pas conscience. D'un autre côté, ceux qui connaissaient cette réalité étaient heureux que quelqu'un, enfin, ose montrer ce qu’il se passait. Enfin, des membres de la sphère politique m'ont menacé, traité de salaud, de traître et m'ont accusé de faire fuir les investisseurs. Des hommes politiques en parlaient dans leurs discours. Il y a même eu des menaces de plaintes, mais je suis resté en dehors de tout ça, car ça ne me touchait pas. A l'étranger, le film a aussi beaucoup circulé. Il a été sélectionné dans énormément de festivals et les réactions étaient assez comparables : entre ceux qui découvraient, atterrés, une réalité très violente et ceux qui me disaient : « C'est pareil ici, c'est pareil partout... ». À l'époque, dans les salles, le film suscitait, en tout cas, beaucoup d'émotion. Souvent, à la fin de la projection, les gens n'applaudissaient pas ; le silence durait, personne ne prenait la parole.

 

A.F. et S.P. : Ce film a-t-il changé quelque chose dans votre façon de travailler ?

P.J. : Ce film n'a rien et a tout changé puisqu’avant ça, moi, je n'avais rien fait ! Je débarquais totalement dans le cinéma. J'étais un extra-terrestre et je voyais tout ça sans me rendre vraiment compte. J'ai reçu le grand prix à l'IDFA, mais je ne savais même pas que c'était un festival important pour le documentaire. J'étais très très naïf et c'est peut-être aussi ce qui fait le charme de ce film ; sa naïveté, ses maladresses. Ce film a été produit par le CVB et la productrice, Marianne Osteaux, m'a laissé une liberté totale. Au départ, il était question de faire un court-métrage qui s'est transformé en long-métrage sous son impulsion. Il a finalement été aidé par le WIP puis la RTBF, mais je l'ai fait comme ça, tout seul, de façon un peu bricolée. Par la suite, je n'ai plus jamais été aussi libre, plus jamais ! Dès mon second long-métrage, La raison du plus fort, je me suis senti regardé au moment où je faisais mon film. Plus on avance, plus on a des choses à prouver... On apprend. Alors évidemment aujourd'hui, j'en sais certainement beaucoup plus qu'à l'époque, je sais sans doute mieux faire, j'ai une expérience, mais mon travail consiste à présent à retrouver cette liberté que j'ai perdue.

 

A.F. et S.P. : Y a t-il un élément particulier dans le film qui est caractéristique de votre cinéma ?

P.J. : Il y a peut-être un rapport au silence que j'ai souvent utilisé dans mes films. La scène finale des Enfants du Borinage se termine dans un silence complet et c'est une scène très importante pour moi, un moment qui me paraît juste. J'ai eu de la chance de pouvoir faire ça. De nos jours, aucune chaîne de télévision ne financerait ou ne passerait un film qui se termine sur un long silence, c'est tout simplement impossible. Aujourd'hui, je sais qu'on me forcerait à mettre une musique.

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