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Rencontre avec Justine Gustin, Attachée au Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel

Publié le 01/03/2022 par Harald Duplouis et David Hainaut / Catégorie: Entrevue

"Le Centre du Cinéma est en remise en question constante"

Lauréat de sept Magritte dont celui du meilleur film, Une vie démente a mis en valeur une nouvelle façon de réaliser des longs-métrages en Belgique francophone, grâce au Fonds à Conditions Légères. Car ce film co-réalisé par Raphaël Balboni et Ann Sirot a été l'un des quatre premiers à émerger d'un tout premier appel à projets, en 2017.

Rencontre avec celle qui coordonne ce guichet, Justine Gustin, également impliquée par la Commission Cinéma et le Fonds des Séries Belges. Une triple-casquette qu'évoque cette Liégeoise de 38 ans qui, avant son arrivée au Centre du Cinéma et de l'audiovisuel en 2018, a collaboré au Festival du Film Francophone de Namur (FIFF), aux Magritte et pour le vendeur Be For Films.

Cinergie: Vu le parcours d'Une vie démente, on vous imagine comblée, comme coordinatrice de ce nouveau format...
Justine Gustin : En effet, on a été ultra heureux de voir la profession célébrer et valider ce format aux Magritte, après sa cinquantaine de prix raflés dans le monde. Ravie aussi de voir qu'un film réalisé dans ce cadre puisse rencontrer un joli succès malgré la crise et une sortie repoussée deux fois suite aux fermetures. Mais ce Fonds à Conditions Légères en a vu d'autres aboutir dans de grands festivals, comme Fils de Plouc (Sundance) d'Harpo et Lenny Guit, Aya (Cannes) de Simon Gillard ou Juwaa (FESPACO) de Nganji Mutiri. Soit des œuvres qui n'auraient sans doute pas reçu d'argent via les financements dits "classiques".

 

C. : Ce Fonds à conditions légères, c'est donc vous qui le coordonnez depuis quatre ans?

J.G. : Oui, bien qu'un premier appel a été lancé avant mon arrivée au Centre du Cinéma, en 2018. Mais je sais qu'il a été créé à partir de plusieurs constats : d'abord, qu'un premier long-métrage était une étape souvent difficile, notamment pour de jeunes cinéastes n'y parvenant même pas. Ensuite, car rassembler les financements restait un long chemin, surtout pour des novices ou des personnes pas connues. Beaucoup s'épuisaient dans des processus longs et stressants, impactant la nature-même des projets ! Puis, il y avait une volonté d'apporter plus de diversité dans le paysage, en proposant cette expérience-pilote où en fait, des contraintes budgétaires devenaient un prétexte à créativité accrue et différente. Même s'il n'y a pas de limite financière, les budgets de ces films oscillent en moyenne entre 350 et 400 000 euros, là où on navigue entre 1,5 et 2 millions pour un film classique.

 

C. : Sans qu'il soit ici question de produire des films «au rabais». Une crainte qu'on entend parfois, dans le milieu...

J.G. : Une peur légitime, mais redisons-le : si quelqu'un venait vers nous avec un projet de long-métrage classique, ça ne marcherait pas. Pas à cause d'une question de qualité, mais parce qu'il serait inimaginable de produire ici un film avec 15 décors et 20 personnages. Ce cadre a été pensé pour tourner dans un décor unique, voire pour un road-movie à deux personnages. On reste attentif à ce schéma, mais ça ne deviendra pas une norme, même si chacun peut toujours créer comme il l'entend et surtout, être rémunéré comme il se doit. On a d'ailleurs sollicité la Ministre Bénédicte Linard pour augmenter le montant initial, passé de 100 à 125 000 euros. Et il n'est pas question qu'on se retrouve dans une configuration avec des techniciens exploités ou un manque d'argent en post-production : ce format doit rester optimal pour toutes les personnes qui y travaillent.

 

C. : On peut dire que si C'est arrivé près de chez vous avait été déposé aujourd'hui, il serait rentré dans ce cadre ?

J.G. : Comme symbole de film décalé, tout à fait (sourire) ! La liberté offerte par ce Fonds permet surtout à de jeunes cinéastes de se tester. Cela peut être des gens ne sortant pas d'écoles ou ayant un parcours alternatif, venant par exemple du clip ou de la websérie. Pour valider ces projets, on a un jury de cinq ou six personnes * aux profils divers et variés. Et cet appel évolue, puisqu'il est ouvert à n'importe quelle personne  accompagnée d'une maison de production. Pour des jeunes qui n'en connaissent pas, il y a peut-être encore un travail à faire, mais des festivals – comme le Brussels International Film Festival (BRIFF) – organisent des séances de pitching pour favoriser des rencontres.

 

C. : Et que nous réserve encore ce Fonds ?

J.G. : On n'a pas encore de date de sortie pour Totem (Fred de Loof, réalisateur de la série Baraki), qui a été projeté au dernier BRIFF. L'Employée du mois (Véronique Jadin) sera présent cette année au Festival de Montréal et au Festival du Film Fantastique de Bruxelles (BIFFF) avant de sortir. Entre autres choses, le tournage d'un moyen-métrage (Pèlerinage, de Maarten Loix), vient de se boucler et Xavier Seron expérimentera le format cet été avec Chiennes de vie, comme Roda Fawaz et Thibaut Wohlfahrt avec La salle des pas perdus ou Valéry Rosier avec Petite.

Au printemps, un premier film de «Final Fantasy» (Discordia) sera signé Matthieu Reynaert et bientôt, se tournera The Belgian Wave, un faux-documentaire évoquant la vague d'ovnis de 1989. Notre dernier appel vient de retenir All The Time (Amélie Derlon Cordina), Sauvons les meubles (Catherine Cosme), La Grande Patrouille (Noëlle Bastin et Baptiste Bogaert), Kouté Vwa (Maxime Jean-Baptiste) et Il pleut dans la maison (Paloma Sermon Daï). Donc cinq futurs longs-métrages qui - autre aspect intéressant - seront des premiers films, dont trois issus de productions débutantes. À noter que les deux cinéastes d'Une Vie Démente viennent d'obtenir une aide pour un prochain film "classique". Car voilà, un premier long-métrage abouti est une carte de visite qui ouvre des portes et rassure la commission, les fonds régionaux, d'éventuelles coproductions internationales, etc...

 

C. : En parallèle donc, vous œuvrez donc également à la Commission du Film ?

J.G. : Oui, c'est assez réparti. Pour le long-métrage, je m'occupe surtout des aides à l'écriture et au développement, tout en accompagnant les projets afin qu'ils soient recevables pour nos trois sessions annuelles. Avec la crise, les demandes d'aides ont explosé. L'an passé, on a aussi lancé un nouvel appel à clips, et on a reçu ...170 dossiers ! Le Centre du Cinéma reste le premier guichet en Belgique francophone : pour beaucoup, c'est donc un moment crucial. Et faire un dossier est parfois un défi pour celles et ceux qui débutent. On en reçoit plus ou moins six cents par an, tous formats confondus (courts-métrages, documentaires et long-métrages), avec un pourcentage de réussite qui varie de 20 à 25%. On sait qu'on baigne dans un milieu compétitif rude, mais ce ratio reste correct voire supérieur à ce qui se passe dans d'autres pays.

 

C. : Et à propos du Fonds Séries, encore jeune : là aussi, l'accueil de Pandore a dû vous réjouir...
J.G. : Oui, si les processus de création de séries sont longs, il n'y a rien de mieux que de voir une série rencontrer son public. Qui, en plus de la subtilité de son ton et des thèmes de société qu'aborde Pandore, est la première à être chapeautée par trois femmes, ce qui rejoint notre idée de diversité. D'autres arriveront bientôt, comme Fils de ou Des gens bien, pilotée par le trio de La Trêve et qui sera la première coproduite par Arte. Ennemi Public 3 se tourne, alors qu'Invisible et Baraki auront leur nouvelle saison. Il y aura bientôt le tournage d'Attraction et la diffusion de 1985 sur des tueries du Brabant, qui résulte d'une collaboration entre la RTBF et la VRT, la thématique étant 100% belge. Dans notre culture communautarisée, c'est plaisant de voir naître des projets qui fédèrent néerlandophones et francophones.

 

C. : Bref, un paysage qui reste en constante évolution...

J.G.: Clairement ! Ce Fonds Séries FWB-RTBF a ouvert en 2013 une voie supplémentaire, en professionnalisant le statut de scénariste chez nous. Cela participe à une énergie folle qui fait émerger une industrie belge francophone inédite. Et cela nourrit le processus d'écriture au cinéma, les ponts entre séries et septième art étant de plus en plus nombreux. Cela a en fait suscité une remise en question chez tout le monde, en tenant compte d'une réalité d'un public qui s'éduque plus avec les séries qu'au cinéma. De toute façon, à partir du moment où un projet est de qualité, il trouve son public, que ça soit en télé, au cinéma ou via les plateformes. Ce qu'il y a d'intéressant aujourd'hui, c'est qu'on sort d'un cadre figé et qu'on a une multiplicité de possibles. On peut facilement voyager d'un format à l'autre : aller d'un long-métrage classique à un clip, à d'un court-métrage à un film à conditions légères, etc... Et toutes ces pratiques s'enrichissent !

 

C. : Face à ces changements, vous sentez que les mentalités évoluent en adéquation, dans le secteur ?

J.G. : C'est difficile à dire, à mon niveau. En tout cas, je suis arrivée ici à un moment où les séries au niveau mondial se métamorphosaient, avec une qualité se rapprochant de celle qu'on connaissait au cinéma. Mais je crois qu'il était nécessaire qu'on change de point de vue au niveau de la création de séries, face à l'arrivée de plateformes puissantes comme Netflix ou Amazon, qui ont elles aussi changé le regard qu'on porte sur les séries. J'espère qu'en marge de l'importante nouvelle directive SMA (Services de Médias Audiovisuels), qui oblige légalement ces plateformes à valoriser des talents locaux, que les choses vont continuer à bouger. Et qu'on verra s'impliquer encore plus d'autres opérateurs, comme RTL-TVi, Be TV, VOO ou Proximus.

 

C. : Pour conclure : continuer à se rapprocher du public fait partie de vos prochains défis ?

J.G. : Trouver davantage de public peut-être, mais en continuant de miser sur ce vaste chantier qu'est la diversité. Car le constat est simple : le cinéma belge francophone ne reflète pas encore assez la société belge francophone. Il faut donc que le public puisse mieux se reconnaître dans les projets que la Fédération Wallonie-Bruxelles soutient, notamment au cinéma et dans les séries. Mais le processus a déjà commencé, entre autres via des ateliers ou des formations. Chacun et chacune continue à son niveau, car on parle quand même là d'enjeux sociétaux globaux. C'est tellement énorme que cela mettra du temps à se mettre en place, mais c'est aussi notre rôle, comme service public, d'aborder cette vaste réflexion. Car croyez-le, ici, on se remet tous les jours en question. On reste certes une petite équipe et on doit faire face à une réalité administrative parfois lourde, mais à titre personnel, je trouve joyeux et fascinant de se trouver aux prémices de la création...

 


*Julie Frères (productrice chez Dérives Production, Présidente du jury), Raphaël Balboni, réalisateur, Nicolas Gilson, directeur de la programmation au Cinéma Palace, Babetida Sadjo, autrice, réalisatrice et comédienne, Cathy Min Jung, comédienne, metteuse en scène, autrice et directrice du théâtre Le Rideau de Bruxelles et Martin Gondre, vendeur international chez Best Friend Forever

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