Cinergie.be

Débat autour du Manifeste du cinéaste

Publié le 13/07/2006 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Dossier

3. Débat au Théâtre Poème (17 juin 2006)

Débat autour du Manifeste du cinéaste

Luc Jabon : La lecture du livre de Frédéric nous montre bien en quoi le parcours du cinéaste est jonché d’enjeux et d’obstacles. Frédéric s’y confronte en défendant un point de vue sur la place du cinéaste dans notre société. A différents titres, ce cheminement – très bien écrit en plus – interroge les fonctions et les responsabilités du cinéaste aujourd’hui, qu’il soit confirmé ou non. De même que les enjeux artistiques et économiques dans lesquels ce cinéaste est aujourd’hui confronté ainsi qu’aux problèmes de transmission et d’enseignement. Avant d’entrer dans le vif du débat, j’aimerais qu’il nous dise ce qui l’a poussé à nous offrir ce manifeste.

Frédéric Sojcher : L’origine en est double. D’une part, je me suis rendu compte qu’il existait peu de livres sur la place du cinéaste. Certes, il existe des ouvrages passionnants mais qui traitent d’un parcours particulier ou d’un point de vue sur le cinéaste. L’autre raison qui m’a poussé à écrire ce livre est l’évolution actuelle du cinéma dans une direction de plus en plus mercantile. Ne fut-ce qu’en parlant du nombre de films qui sortent en salle chaque semaine. Arithmétiquement, il est impossible, pour un spectateur, d’aller voir 15 films par semaine. Ce qui a pour conséquence un phénomène de concentration sur un certain nombre de titres.
Les cinéastes doivent réfléchir à cette question en espérant que leurs films soient réussis et rencontrent un public, pas nécessairement composé de millions de spectateurs, mais un public réel. Le vrai plaisir d’un cinéaste est de voir son film en salles même lorsqu’on fait un cinéma d’auteur. Il m’a semblé important de réfléchir sur les questions économiques du cinéma et, pour un cinéaste, de se positionner, par rapport à cela. C’est une réflexion sur l’état actuel du cinéma et ses enjeux. Il existe un nouveau rapport au cinéma, une évolution - c’est vrai au niveau mondial - à laquelle les cinéastes doivent participer, et pas du tout de façon passéiste, en regrettant ce qui n’est plus, mais en essayant de trouver des pistes qui permettent que le cinéma reste au cœur de notre société.
L’idée défendue dans le livre est celle de la singularité des cinéastes. Il ne s’agit pas seulement de produits mais d’œuvres. Le cinéaste est le maître d’œuvre du film, même s’il n’en a pas écrit le scénario. Sa particularité est d’être là dans les différentes étapes de préparation, de tournage de montage du film.

Luc Jabon : Tu t’interroges sur la fonction de chef d’orchestre dans l’élaboration du film et, en même temps, cette autorité résonne souvent avec la solitude du cinéaste.

Frédéric Sojcher : Ce n‘est pas seulement mon point de vue de cinéaste. J’ai essayé de refléter plusieurs points de vue. Ce n’est pas parce qu’on fait un cinéma plus commercial ou de genre que, par ailleurs, on ne fait pas un cinéma d’auteur. Il y a, ici en Belgique particulièrement, des œuvres singulières qui ne sont pas vouées uniquement au divertissement. Et puis, la solitude peut être joyeuse…
Jean-Jacques Andrien : C’est une solitude qui est terrible, parce que le réalisateur auteur est le seul à savoir qu’il ne sait pas. Il existe un bel exemple dans le cinéma, celui de l’enfant dans Andreï Roublev de Tarkovski. Tout le monde croit qu’il sait, qu’il connaît le secret de la fabrication de la cloche et l’enfant, pendant qu’il est en train de la faire fabriquer par toute la communauté, sait qu’il ne sait pas. Cependant, il réussit son coup. La cloche fonctionne. De même, le réalisateur sait qu’il ne sait pas mais il est saisi par un désir de film que Tarkovski appelle la figure cinématographique et Deleuze, l’agencement. A la base de toute écriture, de tout mixage, de tout montage, il y a cette figure cinématographique qui saisit un individu (Jean-Claude Carrière appelle cela l’image rayonnante) et qui, par définition est insaisissable. On ne peut pas la résumer en trois lignes, et si on le fait, cela devient une idée de base. La figure est de l’ordre du désir, elle se situe, à mon avis, dans le préconscient ou dans l’inconscient et elle saisit le réalisateur qui va être animé, brûlé de ce désir pendant tout le processus de fabrication de l’écriture du scénario, pendant le tournage et le montage. Le réalisateur est le gardien du temple de cette figure. Celle-ci est à la fois très personnelle mais en même temps universelle parce qu’elle est ce qui va permettre au film de communiquer avec les autres individus. Je ne connais que deux auteurs qui ont écrit à propos de ce moment fondamental : Tarkovski et Deleuze.  La solitude du réalisateur réside dans le moment où il sait qu’il s’est passé quelque chose lors de la prise. Parfois, mon directeur photo a compris. Par contre, quand tout le monde est d’accord sur la réussite d’un plan, je me dis qu’il faut la refaire. L’unanimité, pour moi, est un signe négatif. Je dois normalement être le seul à savoir qu'il s’est passé quelque chose pendant une prise.

Fabrice du Welz : Je n’ai pas l’expérience de Jean-Jacques, bien sûr. Je sais simplement qu’il y a un désir de cinéma qui me brûle tous les jours et m’envahit constamment. Je ne pourrais rien faire d’autre. Donc, j’envisage des solutions pour mener ma barque, pour avoir des projets. Je fais un cinéma de genre parce que c’est ce qui me correspond le plus, qui m’est le plus personnel. J’essaie d’éviter les parasites qu’il y a autour de moi et les "bullshit" qu’il y a autour de la profession. En étant brûlé de l’intérieur, je peux difficilement dire autre chose. Mais que ce soit Jean-Jacques Rousseau qui est dans la salle ou Tarkovski, tous les cinéastes ont cela en commun, ce désir intense de cinéma, ce besoin.

Vincent Lannoo : J’ai l’expérience quant à moi de films où il n’y avait pas d’argent. On est le capitaine artistique mais, en même temps, il faut gérer économiquement l’aventure. Je ne me suis jamais senti seul. J’ai plutôt l’impression d’être dans une sorte de synergie. Je ne me sens jamais vraiment seul mais entouré d’une équipe que j’appelle mes camarades.
Jaco Van Dormael : C’est vrai que je ne me sens pas seul, ou alors, c’est une solitude qui n’est pas pesante. J’ai l’impression d’avoir la chance énorme d’être soutenu par tellement de gens qui viennent faire ce petit "Mickey" dont j’ai rêvé, de voir tout à coup des mecs qui bossent durant des mois. Il y a des problèmes que, comme réalisateur, je suis seul à porter mais je n’ai envie de les partager avec personne.

Dan Cukier : Je voudrais confirmer ce que Fabrice vient de dire. A la commission du film, nous jugeons de films qui n’existent pas sinon sur du papier. On a l’impression de voir la différence entre un téléfilm et un film par la passion qui apparaît dans le scénario d’un film de cinéaste et une espèce de tiédeur gentille qui apparaît dans le scénario d’un téléaste. Cela se voit même si on ne sait pas de quoi il s’agit, puisque la moitié des projets qui nous sont proposés viennent de gens qui n’ont pas encore réalisés de films. Il y a même des projets dont on ne sait pas s’ils vont aller au cinéma ou à la télévision. Il y a parfois des hésitations de production. Mais on a l’impression qu’il y a une espèce de passion réelle dans les projets qui vont naître et être réalisés pour le cinéma. D’une certaine manière, cela se sent.

Luc Jabon : Le rapport au scénario est longuement interrogé dans le livre de Frédéric. Il a un point de vue assez net et qui consiste à dire que le scénario est au service de la mise en scène, au service de la réalisation.

Frédéric Sojcher : C’est un point de vue avec lequel on peut ne pas être d’accord mais je pense qu’à partir du moment où il y a une mise en scène, sa vertu consiste à ne pas être seulement l’exécution d’un scénario mais d’apporter un regard de cinéaste sur ce scénario. Le cinéaste – même lorsqu’il n’a pas écrit le scénario –va faire toute une série de choix artistiques, humains. Parfois, cela se fait dans le cadre de contraintes économiques, mais les contraintes ne sont pas toujours négatives. Elles permettent de trouver des solutions auxquelles on n’aurait peut-être pas pensé. Pourtant, le réalisateur est le véritable maître d’œuvre du film, avec le producteur. Ce sont les deux personnes qui portent un film du début jusqu’à la fin. Cela ne signifie pas que le scénario n’est pas essentiel. C’est la base, le terreau d’où tout part. Mais il doit être transcendé par un regard de cinéaste. Pour rejoindre les propos de Dan Cukier, c’est ce qui fait la différence entre un film et un téléfilm. Avec celui-ci, on a l’impression qu’il s’agit d’une captation (Champ/contre-champ, plan d’ensemble) sans aucune réflexion sur la mise en scène, sans regard de cinéaste. Le code des téléfilms marche, l’audimat nous le confirme. Un certain nombre de téléspectateurs prennent, chaque soir, du plaisir à regarder les films sur les petits écrans de télévision. Mais c’est autre chose, ce n’est pas du cinéma, c’est du divertissement.

Fabrice Du Welz : Une petite remarque, le cinéma est en train de changer. Il y a une mutation profonde de l’industrie. Et puis, lorsqu’on voit ce qui se passe au niveau des séries télévisuelles aujourd’hui aux Etats-Unis, sur HBO, on découvre des créateurs absolument insensés et qui font des séries originales.

Frédéric Sojcher : Je parlais du téléfilm français lambda.

Luc Jabon à Jaco Van Dormael : Quel est ton rapport au scénario ?

Jaco Van Dormael : Pour moi, c’est mon pied droit et mon pied gauche puisque je suis mon propre scénariste. C’est très gai d’écrire. C’est le moment de tous les possibles. Le moment où l’on peut écrire est très jouissif. Après, les emmerdements commencent, parce qu’il faut faire moins cher et couper ceci ou cela. Même si on a une équipe qui aide à faire cela, il faut se confronter à la réalité, c’est-à-dire au nombre de jours, au financement. C’est un métier qui est absurde, où il faut se dire que, chaque fois qu’on a une belle histoire à raconter, c’est la valeur d’un pâté de maison qui est engagée financièrement.

Vincent Lannoo : J’aimerais bien qu’il y ait davantage de scénaristes, parce que j’aimerais bien réaliser un film que je n’écris pas. On devrait avoir un pool de scénaristes qui seraient au service des cinéastes. Pour les téléfilms, l’erreur provient souvent, me semble–t-il, au fait que les projets sont souvent pensés par des producteurs, et que ceux-ci se soustraient au créateur, au cinéaste ou au directeur artistique.

Dan Cukier : Je suis un vieux défenseur de la politique des auteurs, donc, pour moi, l’auteur d’un film, c’est un peu, comme le dit Frédéric, celui qui hante le film, qui le marque de son empreinte. Ceci dit, à la Commission du film, on aide jamais un scénario s'il n’y a pas un auteur et un producteur. Celui-ci garantit une sorte de pré-lecture du projet. Il est clair que pour nous, le scénariste est au service du réalisateur. D’ailleurs, à la Commission, on voit de plus en plus des scénarios marqués par l'empreinte du réalisateur. C’est déterminant.

Jean-Jacques Andrien : Chaque réalisateur a sa façon d’intervenir dans l’écriture. Certains d’entre eux collaborent avec un scénariste pour garder une certaine distance par rapport à l’écriture du film, afin de pouvoir intervenir dans le processus final. Personnellement, j’écris mes scénarios. Dans un premier temps je noue l’intrigue et dans un deuxième temps je fais toujours appel à un scénariste. Mais lorsque j’ai écrit avec Jean Gruault ou Jacques Audiard, je finalise l’écriture. Je réécris seul. C’est ma manière à moi d’intervenir dans l’écriture. Mais, je pense qu’il existe autant de manières de procéder que de réalisateurs.

Luc Jabon : C’est un terrain sur lequel on peut opérer un défrichage, surtout chez nous où il n’y a pas une grande tradition de couplage entre cinéaste et scénariste. Puisque nous venons d’un temps où le réalisateur était producteur, scénariste voire diffuseur de son film.

Jean-Jacques Andrien : Quand Delvaux travaillait avec Jean-Claude Batz, c’était génial ! Il avait trouvé son frère, son complice. Moi aussi j’aimerais bien trouver quelqu’un comme Jean-Claude Batz. L’avantage dans ma situation fait que je peux décider du moment où le fruit est mûr, où la pomme tombe, du moment où le film devient faisable.

Luc Jabon : C’est ce qui est bien dans le bouquin de Frédéric. Il interroge le couplage qui s’installe entre le scénariste, le réalisateur et le producteur dans le processus filmique.

 

(Extraits du débat qui s’est tenu au théâtre Poème, autour du Manifeste du cinéaste)

Tout à propos de: