D’où vient la fascination que l’on éprouve en regardant Toto le héros plusieurs fois d’affilée ? Pourquoi des blocs narratifs entiers s’incrustent-ils dans notre mémoire ? (Thomas enfant ouvrant la porte du placard espérant y découvrir son père vivant alors qu’il vient d’apprendre sa disparition, Alice boutant le feu à la maison des voisins pour prouver à Thomas que sa jalousie n’a pas de fondement ou l’éblouissante séquence finale lorsque Thomas a choisi sa mort à défaut de n’avoir pu maîtriser sa vie, se moquant d’Alfred dont il prend la place, le tout –moins paradoxal qu’il n’y parait—s’achevant sur un hymne à la vie !). Peut-être bien à cause de cette part d’enfance que chacun d’entre nous refoule dans un inconscient qui, comme chacun sait est structuré comme un langage et qui donc nous renvoie de temps à autre des parties de sa syntaxe.
Toto le héros de Jaco Van Dormael
Michel Bouquet (Toto vieux), l’exprime dans un des bonus du DVD, l’originalité de Toto le héros est de parler du rapport que chaque être entretien avec son enfance, ce qui a rarement été traité au cinéma de cette manière. En effet, un septuagénaire reconstruit son destin à partir du constat que la vie a fait de lui un personnage que son enfance était loin d’imaginer qu’il devienne. Le temps ne fait pas qu’user il détourne les désirs d’enfances vers des voies de garage, des bifurcations, un imprévisible qui s’avère souvent prévisible. D’où la blague de Toto adulte lançant dans un silence à couper au couteau : « Quelle heure est-il ? L’heure qu’il était hier à la même heure ! » Toto le héros est basé sur une structure proche de celle de Citizen Kane de Welles avec ses incessants flash-back qui s’articulent autour de trois époques que Thomas imagine et reconstruit tel un puzzle où se mélangent souvenirs et fantasmes. Une vie dont il aurait aimé être le héros ; l’enfance, l’âge adulte, la vieillesse. Un héros comme son père dont Monsieur Kant, le voisin ennemi, affirme qu’il est mort en héros et en fait le reproche à sa veuve.
Thomas a un imaginaire débordant qui ne cesse de s’opposer au réel. Il se raconte l’histoire du vol de sa vie par son voisin Alfred lors d’un échange de bébé pendant l’incendie de la maternité. L’enfance et les possibilités qu’elle offre d’inventer sa vie future (le rimbaldien, je est un autre) est la boîte noire d’un film qui défile à toute allure. Mais ce n’est pas seulement la justesse de ton miraculeuse des personnages qui fascine, c’est aussi la légèreté du ton avec laquelle Jaco Van Dormael traite d’un sujet qui hante tout un chacun : qu’ai-je fait de ma vie ? Ai-je réalisé les rêves de mon enfance ? Leur ai-je été fidèle. Pourquoi n’ai-je su contrôler les bifurcations que la vie m’a imposées et qui m’ont conduit là où je ne voulais guère me retrouver (un home pour vieux) ?
L’impact du film est sans doute dû à la révolte de Thomas devenu vieux et se révoltant contre son sort. N’ayant plus rien à perdre, il se remet à vivre comme dans son enfance où se côtoyaient le réel et l’imaginaire. Une époque où il inventait sa vie au lieu de la subir, à l’instar de Célestin, son frère mongolien qui a la talent de vivre sa vie naïvement. « Je hais les vieux » dit le vieux Thomas mais aussi, citant Macbeth, «La vie est une histoire contée par un idiot pleine de bruit et de fureur. » Le cinéma permet de ré agencer la vie même s’il n’est pas la vie. C’est un des paradoxes du leurre cinématographique de suggérer : vis ta vie avant qu’elle ne t’échappe, profites-en avant qu‘il ne soit trop tard ! (N’est-ce pas aussi le message de Wide Eyes shut de Kubrick ?)
Jaco Van Dormael aime les rimes visuelles (Alice dans le supermarché boutant le feu dans les toilettes pour venger sa mère prise la main en flagrant délit de vol, le tout suivi par l’épisode du vol de la robe d’Evelyne, les pieds d’Alice (trop grands ?) et les mains d’Evelyne – clin d’œil à la première scène du Mépris de Godard ?). On vous laisse le soin de découvrir d’autres rimes, il y en a plein. Par ailleurs ne croyez pas que Van Dormael tombe dans le cinéma référentiel qui est devenu une marque de fabrique d’un certain cinéma actuel. Lorsqu’il crée des séquences policières nées de l’imagination de Thomas enfant elles sont complètement adaptées aux personnages fantasmés par notre héros. Fantasmées ? Tout à fait. En cela Toto le héros utilise comme les réalisateurs asiatiques le plan fantasmatique (images sans référent) de préférence au plan iconique du cinéma occidental. La génération n’ayant pas eu le bonheur de voir Toto le héros il y a 14 ans, a bien de la chance de pouvoir le découvrir en DVD et de se le passer en boucle. Nous avons le souvenir en devisant avec Romane Borhinger, un an après la sortie du film (lors d’une séance de photos) de l’entendre s’exclamer : « C’est le film de ma génération. Je l’ai vu une dizaine de fois.»